Scènes

2450 kilomètres et quelques mondes

Joachim Kühn, Ramon Lopez, Majid Bekkas le 22 octobre 2007 au Théâtre de la Ville (Paris)


De Leipzig (Allemagne) à Salé (Maroc) à vol d’oiseau, il y a 2450 kilomètres et deux ou trois mondes. Entre les deux, presque aux trois-quarts du trajet, il y a Alicante, mi-catalane, mi-andalouse.

Entre un pianiste allemand - « de l’Est », précise-t-il - élevé au classique et pétri de free jazz, un multi-instrumentiste marocain nourri de musique arabo-andalouse et de blues du désert, et un batteur-percussionniste espagnol qui dévore jazz, musique indienne, flamenco et improvisation libre, la rencontre ne pouvait qu’être fertile en étincelles. Le 22 octobre dernier, cela crépitait sec sur la scène du Théâtre de la Ville.

Ramon Lopez © D. Gastellu

Joachim Kühn ouvre le concert avec l’une des longues improvisations liminaires qui le caractérisent. Sobre, contemplatif, presque hypnotique. Le public surpris, un peu désarçonné, cherche un moment « son » Kühn romantique et fiévreux, en trouve un autre, tout en voyage intérieur et se laisse emmener. Le morceau « prend » peu à peu : la batterie entre, le leitmotiv s’annonce, le chant s’élève, c’est « Yumala », une composition de Bekkas et Kühn à partir d’un traditionnel gnawi, à mi-chemin entre blues et Afrique. Un riff guembri-piano, le chant part dans les aigus, le piano garde un pied sur chaque rive. Ni tourisme, ni world-soup : de la musique, un point c’est tout. Ramon Lopez, présence constante, tisse la toile - chaîne et trame - sur laquelle peuvent se rencontrer tradition arabo-africaine et musique savante européenne.

Les deux morceaux suivants vont nous ancrer dans ce mariage Nord-Sud. « Good Mood », composition au titre paradoxal, d’une beauté sombre et réflexive [1] révèle le fonctionnement du trio : ni piano accompagné, ni succession de duos comme on le voit souvent. Ici, les trois musiciens se partagent les différents plans de la musique comme autant de calques qui se superposent dans des ordres toujours différents, créant une profondeur changeante dans le son et l’espace. Puis « Nekcha », de Majid Bekkas, amorce le crescendo qui va durer tout le long du concert. Série de questions-réponses entre la voix et le guembri, ponctuées par un piano rythmique. Le solo de Ramon Lopez à la batterie fait monter la tension, guembri et batterie jouent un duo/duel, Joachim Kühn saisit son sax alto… « Kalimba » vient alors. Titre de l’album [2] et clé du trio, ce morceau met en jeu l’instrument du même nom, également appelé « piano à pouces » ou « sanza », dont on dit qu’il fut inventé par Dieu un jour d’ennui. Le son gracile de la kalimba entame un dialogue avec le grand piano européen, d’abord timide et de plus en plus assuré, comme deux frères longtemps séparés réapprennent à se parler. Lopez effleure sa batterie avec un fil… Les trois musiciens nous démontrent leur capacité à se jeter tout entiers dans leur musique, à se donner sans se perdre. Ce qui fait la différence entre les bons et les grands ? Sur « A Live Experience », Joachim Kühn entame une improvisation survoltée, provoque, convoque Bach et le blues, cite « Moment’s Notice » ; Majid Bekkas chante « Hey, where do you come from ? - I’m a citizen of this world ». On a compris.

Majid Bekkas troque son guembri contre un oud ; Kühn déplie sur son piano une longue partition et, d’harmonies mahlériennes en citations de Bach, déroule « Rabih’s Delight » ; les enchaînements instrumentaux de Lopez (l’homme au balai entre les dents !) donnent le vertige, le public commence à battre la mesure, Bekkas finit par une démonstration de oud flamenco qui arrache des cris de bonheur à l’assistance.
La suite ?
Une montée constante dans l’intensité et un voyage musical chatoyant qui mélange Afrique de l’Est et piano « jarrettien » ; Majid Bekkas reprend le guembri et chante « Hamdouchi », Joachim Kühn improvise à l’alto, la batterie jongle entre rythmes pairs et impairs, le public ne sait plus s’il doit battre la mesure ou applaudir, il fait un peu des deux, au petit bonheur. Petit ? Voire !

Le final sera « White Widow », une composition de Kühn faite pour les fins de concert : passionnée, dramatique, virevoltante. On ne l’avait pas perdu, le Kühn romantique : le voilà, avec un chorus étourdissant en octaves à la vitesse de la lumière. Majid Bekkas provoque en duel Ramon Lopez, qui ne se fait pas prier, rend coup pour coup, s’amuse avec un bol tibétain, fait rire le public.

Rappel ? Bien sûr. Avec un piano presque gospel qui nous a bien semblé cligner de l’oeil vers l’Afrique du Sud d’Abdullah Ibrahim, et un Ramon Lopez pour une fois contraint de ne jouer que d’un seul instrument - le cajon - tout au long du morceau. Une grande première…

A la sortie, des sourires un peu partout. Finalement, ce qui a manqué à la tour de Babel, c’était peut-être d’abriter des musiciens. Ceux-là plus que tous autres.

© D. Gastellu

par Diane Gastellu // Publié le 10 janvier 2008
P.-S. :


Majid Bekkas, Joachim Kühn et Ramon Lopez ont un autre album sur le feu. On vous tient au courant, promis…

[1ne manquez pas, sur l’album Tryptique, la version qu’en donnent Celea, Humair et Couturier

[2Act 9456-2, 2007