Scènes

A. Ibrahim et Bojan Z - Jazz à Vannes

En première partie : Bojan Z (p), Rémi Vignolo (b), Ari Hoenig (d). En deuxième partie : Abdullah Ibrahim (p), Belden Bullock (b), George Gray Jr (d)


Jazz à Vannes propose, depuis 1980, une programmation éclectique et des manifestations qui s’articulent autour de quatre axes principaux : des créations dans le splendide auditorium des Carmes, des concerts en plein air dans le Jardin de Limur, des animations musicales un peu partout dans Vannes et, pour la première fois cette année, des Jam Sessions dans la cour de l’hôtel de Limur. La soirée du 28 juillet était consacrée au trio piano-contrebasse-batterie.

Deux générations de pianistes furent invitées à partager leurs notes : Abdullah Ibrahim, « monument historique » qui porte ses 71 ans avec l’élégance d’un jeune homme, et, en première partie, Bojan Zulfikarpasik qui confirme que la relève est entre de bonnes mains.

L’équipage du Transpacifik change au gré des ports. Sur disque, c’était Scott Colley et Nasheet Waits qui accompagnaient Bojan Z. En mars dernier à La Cigale, Rémi Vignolo prenait la contrebasse, et, cette fois, c’est Ari Hoenig qui est derrière les tambours. Pourtant, le trio garde le cap ! Preuve évidente que le skipper Bojan Z sait où il va et, plus important encore, arrive à insuffler son esprit à ses équipiers. La recette ? Écoute, interaction et équilibre. Ce fut, encore une fois, particulièrement évident pendant le concert de Vannes.

Bojan Z reste toujours à l‘écoute de ses partenaires et leur donne la parole à bon escient. Ainsi, après avoir fait monter la pression dans le premier morceau, « Algéric », et dans le début du deuxième, « Seven », Bojan Z propulse Ari Hoenig dans un solo magistral. Dans « Wheel », il se tient judicieusement en retrait pour laisser la contrebasse discuter avec la batterie.

Le pianiste privilégie le dialogue, les questions/réponses, l’interaction. Dans le (toujours) magnifique « Sépia sulfureux », le trio part dans une conversation tout en subtilité, Ari Hoenig démarrant aux balais pour finir aux mailloches. Sans oublier les petits riffs et ostinatos que Bojan Z utilise fréquemment et qui intègrent d’emblée le piano dans le discours rythmique de la contrebasse et de la batterie. A relever aussi la connivence jubilatoire entre les trois musiciens dans « Seven ».

Bojan Z © H. Collon (2004)

Enfin, Bojan Z ne considère pas la section rythmique comme un simple faire-valoir. Il veille à ce qu’il y ait un équilibre entre les trois instrumentistes et laisse beaucoup d’espace à la contrebasse et à la batterie. Sur le dernier morceau, Ari Hoenig fait une démonstration de percussions impressionnante. Dans « Sépia sulfureux », c’est Rémi Vignolo qui prend le départ avec un splendide solo. Juste un léger bémol dans les morceaux bluesy ou qui tirent vers le binaire (« Sharp Flat » (?)), et dans lesquels la contrebasse est quelque peu submergée par la batterie et le Fender.

Au final, la standing ovation est amplement méritée pour ce trio qui n’a pas fini de nous épater, et dont on attend avec impatience le prochain opus (enregistré cet été, nous dit-on…).

Après l’entracte… Au fait, pourquoi cette peur du silence ? Passer un disque - en l’occurrence Somethin’ Else - quand le concert est raté, soit, mais là… Donc, après l’entracte, Abdullah Ibrahim le vénérable, Belden Bullock le fringant, et George Gray Jr le discret, font leur entrée, sans parole. Après tempête sur le Pacifique, sérénité de la magie africaine…

A l’instar de Bojan Z, Abdullah Ibrahim est vraiment dans et non pas avec son trio. Il est évident que les trois musiciens se connaissent sur le bout des doigts et, de fait, ils jouent ensemble depuis la fin des années 90. Le dialogue et l’entente entre les trois artistes frôlent la perfection. La musique passe d’un musicien à l’autre sans aucune précipitation, avec une mise en place exemplaire. Au lyrisme souvent minimaliste d’Abdullah Ibrahim, répondent le groove profond de Belden Bullock et la finesse de George Gray Jr.

Fidèle à lui-même, Abdullah Ibrahim enchaîne les morceaux sans s’arrêter, avec juste des courtes transitions, en solo. Les méditations du pianiste tournent autour d’une longue suite de lignes mélodiques superbes (ah ! « Blue Bolero »), sans jamais tomber dans la mièvrerie. Les thèmes se fondent les uns aux autres, comme autant de matériaux qu’utilise le musicien pour développer une idée jusqu’au bout. Démarche que l’on retrouve peu ou prou dans les solos de Keith Jarrett. Pareil à un funambule, Abdullah Ibrahim maintient le public en haleine. Il remet constamment son équilibre en question par des brisures mélodiques, des tensions harmoniques inattendues, de brefs motifs rythmiques intercalés çà et là, des variations de volume impromptues… Ainsi quand le trio n’hésite pas à jouer très doucement, le public retient son souffle, se concentre autant que les musiciens, et la tension est à son comble.

A. Ibrahim © Jos Knaepen

Jovial et démonstratif, Belden Bullock apporte une touche groovy au trio. Ses chorus sont toujours très dansants. Il a une manière bien à lui de prendre son temps pour jouer qui donne beaucoup de légèreté à son phrasé. Par ailleurs, sa maîtrise de la tension - relaxation, associée à un son puissant, sont des facteurs déterminants de la pulsation du trio.

Tandis qu’Ari Hoenig se livre à un combat de titan avec sa batterie, George Gray, lui, distille ses pêches avec raffinement. Il joue avant tout avec les timbres et fait « sonner » ses fûts. D’ailleurs, tout occupé à souligner les phrases de ses partenaires, il en oublie de prendre des solos. Seul écart à cette discrétion, la baguette droite qui virevolte sans cesse dans les airs, petit tic de jonglage.

Ni la courte averse tombée pendant « Blue Bolero », ni l’ambulance entendue au loin, mais dont le pin-pon fit aussitôt partie de la musique (Bojan Z en avait fait de même avec la sonnerie d’un téléphone portable, lors du concert à La Cigale en mars dernier), ni une bande de braillards éméchés qui hurlent depuis une fenêtre voisine, n’ont pu perturber l’extrême intensité de la musique d’Abdullah Ibrahim et de ses compagnons.

Deuxième standing ovation de la soirée ! Malgré la pluie diluvienne qui s’est abattue lors du dernier morceau, le public réclame un bis en chœur et ne le regrette pas, car le pot-pourri servi par le trio fournit une conclusion réjouissante à cette soirée d’anthologie.

Entre la musique extravertie et allègrement explosive de Bojan Z, et celle, intimiste et joyeusement méditative, d’Abdullah Ibrahim, l’amateur fut trempé jusqu’aux os certes, mais comblé.

Pour aller plus loin :

Abdullah Ibrahim
Bojan Z
Scott Colley
Nasheet Waits
Ari Hoenig
Jazz à Vannes
Remerciements : Jos Knaepen