Scènes

A Vaulx Jazz 2009 [3]

Duke Robillard et Phillip Johnston marquent de leur empreinte l’édition 2009.


Duke Robillard et Phillip Johnston marquent de leur empreinte l’édition 2009

Thierry Serrano programme Gary Lucas à l’origine d’un « Captain Beefheart Project » qui promet ! Huit jours avant le concert, le guitariste-gardien de la tradition se casse le bras, remballe ses guitares et laisse le band prévu assez désemparé. Qu’importe. A Vaulx Jazz s’en est bien sorti. Les compères de Gary Lucas ont fait sans lui, mais de quelle manière ! Avec Phillip Johnston au sax, ils ont certes fait revivre Captain Beefheart mais surtout administré une incroyable leçon de conviction musicale. Ici, au départ, rien ne semble d’aplomb : le guitariste a été remplacé au pied levé ; le batteur (Richard Dworkin) donne l’impression de ne jouer que pour le contrebassiste (Jesse Krakow), précis, efficace, multiple. Et puis devant, il y a cette petite ligne de cuivres, un peu isolée, pense-t-on. Mais c’est sans compter sans Johnston, ténor mais surtout arrangeur et leader : en compagnie de Joe Fiedler, redoutable trombone, Dave Sewelson, dont la longue barbe arriverait presque à dissimuler le sax baryton et Rob Henke à la trompette, il évoque et renouvelle dans un déferlement incessant la musique du célèbre capitaine. Les musiciens s’en amuseraient presque, tant cela semble leur convenir et les rend capables de tout. Entre les solos brefs et éclatants, le cadrage subtil des drums et les apartés du guitariste appelé à la rescousse, la musique du Captain démontre à travers eux son étonnante permanence.

Duke Robillard © P. Audoux/Vues sur Scènes

Quelques heures plus tard, changement de ton. Duke Robillard arrive pour introduire la soirée Blues. Duke Robillard ? Un bluesman tout terrain, incontournable depuis un demi-siècle et qui continue d’agiter les soirées avec un air de ne pas y toucher. Démarrage en douceur. Même sa chemise du dimanche, sortie du pantalon, ne risque pas d’affoler le public, prié ce soir-là de rester debout. Le musicien, qu’on verrait plus au comptoir d’une quincaillerie spécialisée que dans des arrières-salles enfumées, enchaîne les thèmes. Plus que carré : de l’angle droit millimétré. Mark Teixeira est tout-puissant aux drums, Doug James, au sax, se révèle de morceau en morceau et Jon Ross, à la basse, sait donner l’exacte réplique au maître de cérémonie. Et le « Duke » enfin. Une façon d’accélérer, de pousser chacun à ne servir que le rythme et à s’y fondre, de passer constamment à la densité supérieure. Anti-star. Consciencieux. Attentif à ce que le public ne traîne pas derrière. Du métier, mais avant tout un appétit intact. C’est alors qu’il appelle à la rescousse Sugar Ray Norcia, qui arrive comme on sort de l’arrière-boutique. Mal renseigné sur le temps qu’il fait en Europe : avec son petit chapeau de paille sans prétention, et son costume d’été propret, il donne plutôt l’impression de venir en découdre à la pétanque de l’après-midi. Mais voilà. Au micro, c’est une toute autre paire de manches. Robillard en profite pour se consacrer totalement à son instrument. Un harmonica surgit sans qu’on sache trop comment. Norcia a plus que du métier : entre chant – parfois sans micro - et harmonica il réveillerait n’importe quelle assistance. Le band passe alors à un horizon supérieur, démontre que le blues, ainsi joué, est tout sauf une ornière musicale.

Suivait Shemekia Copeland. Belle voix, show bien rodé, orchestre plus qu’honnête mais manquant de coffre, ou de ces quelques cuivres qui feraient toute la différence. Mais elle passe après le show Robillard-Norcia et cela, on ne le souhaite à personne. Du coup, sa performance a quelque peine à s’emballer même si elle sait établir avec le public un lien privilégié, au point de lui faire entonner un de ses tubes (« Who Stole My Radio ? »).

A Vaulx Jazz 2009 aura fait la part belle aux musiques du monde ; plusieurs groupes, cette année, ont axé leur set vers elles plutôt que les musiques réellement improvisées. Au risque de décevoir quelque peu. Le plus attendu était Avishai Cohen, passé à Jazz à Vienne l’été dernier et présent ici avec une toute nouvelle formation : oud, choriste, Shai Maestro aux claviers et Itamar Doari aux percussions. Ce jeune contrebassiste s’est sans aucun doute taillé le plus beau triomphe du festival - sans pour autant séduire réellement. Son répertoire fait la part belle au chant - tendance orientale - et, du coup, prend surtout l’allure d’un récital millimétré, ovationné par un public plus qu’enthousiaste, mais mécanique tout de même.

Dimitri Naïditch © P. Audoux/Vues sur Scènes

Dimitri Naïditch, pianiste installé en France mais de culture profondément ukrainienne, réussit ensuite un set étonnant où jazz, chants et danses ukrainiens décidèrent de créer ensemble un terrain d’entente inédit. L’idée de départ de ce musicien classique passé au jazz – et vice-versa - est de considérer que le patrimoine chanté ukrainien est à peu près sans égal : selon lui, on aurait récemment recensé jusqu’à 800 000 chansons en perdition dans des villages ukrainiens menacés de déracinement par le modernisme. D’où l’idée de sauver ce patrimoine, de l’enregistrer avant qu’il ne soit trop tard (et, bien sûr, de le propulser sur la scène internationale) et donc la trame de ce concert où, plutôt que de se succéder, jazz et musique d’Ukraine ont entamé un pas de deux. Au violon, Sergei Ohrimtchuk. Aux voix, des jeunes femmes en authentiques costumes traditionnels de toute beauté. Au saxophone, Andy Sheppard, revenu conclure avec finesse ce set, ce concert et ce festival. Par la diction, le rythme, ce projet « Davnyna » puise au plus profond d’un héritage resté intact. Il faut tout l’art et le talent de Naïditch pour réaliser, autant que faire se peut, sous nos yeux, ce syncrétisme musical bourré d’émotions.

Enfin, en matière d’alliances musicales, Jean-Marie Machado aura aussi marqué de son empreinte le festival en réunissant, le temps d’un long spectacle, quartet de jazz et petit orchestre de chambre [1]. Ce n’est pas la première fois qu’il se risque à de telles expériences, où jazz et classique s’ouvrent mutuellement des horizons insoupçonnés. Cette fois, il est particulièrement bien entouré grâce aux interventions délicates d’Andy Sheppard au sax, à la basse de Henning Sieverts et à la batterie de Pierre « Tiboum » Guignon - à qui revient, plus d’une fois, la lourde tâche de faire fonctionner ensemble cet orchestre étiré. Il s’ensuit, en ce milieu d’après-midi, un concert nuancé, marqué par des solos inattendus, exprimant une musique ambitieuse et affranchie de toute référence qui laisse les musiciens libres d’aller et venir, voire, comme « Tiboum » le fera sans plus de manières, d’improviser un chant ténu.

Jean-Marie Machado © P. Audoux/Vues sur Scènes

Ce fut une des belles notes de cet A Vaulx Jazz 2009 qui, même s’il s’écarte de façon assez délibérée du jazz, aura finalement réussi à rassembler presque toutes les musiques actuelles sous une même bannière.