Chronique

Albert Collins and The Icebreakers

At Onkel Pö’s Carnegie Hall, Hamburg 1980

Albert Collins (g,voc), Casey Jones (dm, voc), Jackson Marvin (g), Johnny B. Gayden (elb), A.C. Reed (ts, voc)

Label / Distribution : NDR Jazz

Albert Collins et sa Telecaster nous ont laissé le dernier témoignage de leur chaude et électrique complicité en 1991 dans un ultime album studio intitulé Iceman, surnom précoce et hâbleur qui fit la légende de ce musicien originaire du Texas. Deux ans plus tard, il rejoignait le panthéon des maîtres du blues et livrait sa guitare au silence et aux longues nuits sombres des étuis immobiles et poussiéreux (ou peut-être pire encore, qui sait, aux fatigantes expositions des vitrines mutiques de musées). Or, depuis, entre anthologies des meilleurs morceaux et live enregistrés aux quatre coins du monde, du Mont Fuji à Montreux, la discographie posthume de Collins s’est passablement développée. De partout, donc, on continue d’entendre sa guitare jouer et fendre la glace. Difficile alors, si l’on n’est pas en quête de la moindre trace gravée d’un de ses passages sur scène, de se repérer dans ce foisonnement d’inédits.

Aussi, pour mesurer toute la valeur de ce nouvel enregistrement live proposé par le label Delta Music, il peut être utile de le comparer à un autre concert, donné à Minneapolis à la même époque et avec quasiment les mêmes musiciens, celui qui fut gravé sur Frozen Alive publié en 1981.
D’abord, contre les sept titres choisis du concert de 81, celui de 1980, donné dans un petit club de Hambourg, est édité dans son intégralité (dix-huit titres). Il donne ainsi toute leur importance aux interventions que multiplie Collins entre les différents morceaux, « Announcement » de I à V — ces intermèdes oratoires dans lequel il s’adresse directement au public, montrant à merveille la profonde dimension narrative du blues. De même, la prise de son et le mixage, qui font clairement entendre la présence enthousiaste du public, font qu’on partage avec bonheur les rires, encouragements et défis de l’assistance adressés aux musiciens.
Ensuite, une large place est laissée au groupe lui-même, les Icebreakers, qui non seulement ouvrent le début du spectacle mais jouent également du micro : le saxophoniste et le batteur pouvant en effet chanter derrière mais aussi devant Collins.
Enfin, la présence d’un répertoire plus étendu, étoffé de soul, Dock of The Bay de Otis Redding, de morceaux plus classiques comme Stand By Me, ou de standards de blues comme « Mojo Working » popularisé par Muddy Waters, font de ce double album de plus de deux heures trente une véritable témoignage vivant des concerts de l’homme de glace.

Mais le mieux, pour se convaincre de la valeur de cet inédit, est encore d’écouter chaque version du titre « Cold Cuts » qui clôture chacun des deux disques. On y sentira aisément, je pense, à quel point la version de moins de six minutes du Frozen de Minneapolis — pourtant un très bel album de Collins après son retour sur le devant de la scène suite à sa signature auprès du label Alligator Records — ne peut égaler celle de près de vingt minutes fixée à Hambourg. Là, dans une débauche de temps, comme si la nuit ne devait jamais finir, basse et batterie prennent outrageusement le temps d’installer leur pulsation tonitruante et d’y entraîner le public ; là, dans une contraction substantielle du temps imparti à la voix, le « plein » champ est laissé aux saxophones et guitares, libres d’improviser ou d’intervenir comme ils l’entendent, jusqu’à s’obstiner de riffs infinis dans une ivresse rythmique ; là on parvient à oublier quelques instants où l’on se trouve et l’on sent, dans ce petit club de Hambourg ou d’ailleurs, au milieu d’autres passionnés de blues, que ses hanches et ses épaules commencent à remuer : alors on se lève de sa chaise, saisi que l’on est, et de la tête aux pieds, du blues absolument funky de Collins.