Scènes

Albert Marcœur et le Quatuor Béla

Double soirée à l’Atelier du Plateau (dans le quartier des Buttes-Chaumont à Paris) les 26 et 27 mai 2012 : le musicien et poète Albert Marcœur était entouré par le Quatuor Béla.


Il est de ces moments étranges et nécessaires qui se laissent vivre en suspension. Ce fut le cas de la rencontre entre Albert Marcœur, qui n’en finit pas de rouler sa poésie dans la musique, et le Quatuor Béla, ces mousquetaires aux archets précis et à l’humour décalé, non seulement parce que le concert en lui-même était une performance remarquable, proche du happening politico-poétique, mais aussi parce que la cohérence entre le lieu, l’action et le temps l’a rendu inoubliable.

Né en 1947, Albert Marcœur est un auteur, compositeur, chanteur, musicien et arrangeur qui a patiemment tracé sa route en dehors des sentiers battus, en faisant fi des modes. Ses onze albums, dont le premier date de 1974, sont de véritables perles de poésie et de musique singulières, au style incomparable. Son univers se construit à partir d’observations du quotidien, de situations anodines, de détails, de craintes pour « deux fois rien du tout ». Son regard sur notre monde, nos faiblesses, nos doutes est nécessairement critique, mais rarement militant, comme s’il y distillait le politique par petites touches, l’air de rien.

À l’Atelier du Plateau, il se produit cette fois avec une formation de musique contemporaine, le Quatuor Béla qui, par ailleurs, intégrait son groupe électrique lors de ses derniers concerts au Café de la Danse (Paris), et avec lequel il a déjà collaboré pour l’émouvant spectacle d’Anne Bitran intitulé Machina Memorialis au Théâtre du Chaudron (Vincennes, 2009). Frédéric Aurier (violon et arrangements), Julian Boutin (alto), Julien Dieudegard (violon), et Luc Dedreuil (violoncelle) sont rompus au mélange des genres et à l’expérimentation. Habitués de Crumb, il y a quelques années ils ont magnifiquement interprété Ligeti au Lavoir Moderne Parisien dans le cadre du festival « La Belle Ouïe » des Musiques à Ouïr, et on a aperçu plus récemment Frédéric Aurier dans l’excellent spectacle théâtral et musical La Soustraction des Fleurs, également à l’Atelier du Plateau. La mise en scène est aussi simple qu’efficace : Albert Marcœur, assis à table face à nous, annote des documents, consulte des albums de photos de famille, écrit une lettre. Acteur, il joue son propre rôle, celui d’un personnage lunaire et attachant.

Photo © Emmanuelle Vial

Généralement polyrythmique, minimaliste, répétitive, crimsonnienne ou zappaïenne, selon le cas, sa musique toujours riche, profondément originale, et qui fait énormément appel au travail sur le son (travail auquel collaborent ses frères Claude et Gérard), est ici adaptée par le Quatuor Béla sous une forme plus classique, qui transforme la chanson en œuvre mélodique à la fois complexe et accessible. Si un peu de Benjamin Britten s’est glissé dans le répertoire, toutes les compositions sont de Marcœur. Aux morceaux anciens, tels « L’album de photo » compulsé sur la table, la « Lettre du poète péruvien » écrivant de Paris, « Elle était belle » ou encore l’hilarante « Liste des statistiques » s’ajoutent trois nouveaux textes malicieux : « L’attente de l’éclipse vue du Havre » (invisible pour cause de nuages), la « Bise au petit neveu » (qu’il n’est plus convenable de faire, passé un certain âge), et la complainte des « Produits d’entretien » qui garantissent l’hygiène du quotidien : « c’est fou tout ce dont on a besoin » ! Les quatre musiciens assis en cercle, qui assurent aussi les chœurs, construisent avec Albert des saynètes qui s’attaquent au « politiquement correct » avec humour et dérision.

Ce moment de poésie existentielle porté par un regard transversal a eu, le soir du 26 mai et l’après-midi du 27, beaucoup de succès. Rares sont ces moments où un public compact et conquis entre ainsi dans le cercle dantesque du jeu. Une ambiance particulière flottait dans la salle, un air chaud, une musique chimérique, et des mots cascadeurs. Il est important de signaler le travail exemplaire de l’équipe de l’Atelier du Plateau, qui n’hésite pas à programmer ce type de spectacle. Ils sont là les courageux, les turbulents, les rêveurs, ceux qui, contre l’ordre et la morale, contre l’argent et le pouvoir, se battent inlassablement pour ménager des poches d’oxygène.