Chronique

Ali / von Hemmen / Foster / Gerstein

While We Still Have Bodies

Ben Gerstein (tb), Michael Foster (ts, ss), Sean Ali (b), Flinn von Hemmen (dms)

Label / Distribution : Neither Nor

Imaginons un instant, puisqu’il n’est question que de perception tout au long de cette pièce unique, un lieu vaste, aux murs de béton brut sur lequel le son se fracasse sans volonté d’enjoliver quoi que ce soit. En train de jouer, un quartet new-yorkais finalement classique avec contrebasse et batterie au fond, trombone et saxophones en première ligne. Mais très vite, on voit qu’une foultitude d’objets jonchent le sol et participent à un grand exercice de jonglerie avec les instruments : lecteur cassette, téléphone portable, MP3… Tout ce qui peut générer des bruits, aléatoires ou non, dans une atmosphère où chaque son a loisir de modifier l’ensemble ; cela peut être les rafales de batterie qui vous accueillent dans le chaos, ou le silence du quotidien qui nous installe dans un cocon. Impossible de savoir cependant si ce dernier est sécurisant.

Bienvenue dans l’univers du label Neither/Nor. Nous avions évoqué Natura Morta avec Frantz Loriot et Carlo Costa, voici While We Still Have Bodies, performance réalisée au New Museum de New York par le contrebassiste Sean Ali et le batteur Flinn von Hemmen, deux familiers d’un label qui sonde les turbulences et les inventions de la jeune génération des expérimentateurs de Big Apple. Un travail sur le ressenti physique du son par des musiciens qui ont coutume d’utiliser leurs instruments dans toute l’étendue de leur registre. C’est ainsi que la contrebasse chante dans les aigus à mesure que les cordes sont frottées et que la batterie, débarrassée de tout carcan rythmique, laisse ses cymbales crisser lorsqu’elle ne se décide pas à mettre le chaos alentour. À leurs côtés, la base rythmique a invité le saxophoniste Michael Foster et le trombone de Ben Gerstein, aperçu avec Tyshawn Sorey ou dans l’Ensemble Kolossus de Michael Formanek. Deux formidables transformateurs de son qui, de souffles en slaps, s’intègrent dans le bouillonnement général.

Créée sous forme de composition instantanée à l’occasion de l’exposition Diary of a Madman du vidéaste et performeur chinois Chang Ran, la musique de ce disque s’intègre en réalité comme un ready made. A la fois esthétisant et troublant, le travail de Chang Ran n’est pas éloigné de Sean Ali et ses compagnons, mais les deux sont clairement dissociés et vivent indépendamment leur vie. While We Still Have Bodies est une œuvre exigeante qui nécessite du temps et du lâcher-prise. Un exercice plus que mérité.

par Franpi Barriaux // Publié le 3 juin 2018
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