Entretien

Ambrose Akinmusire

« Rendre hommage à ce qui a existé, tout en allant de l’avant »

Ambrose Akinmusire © Frank Bigotte

Le trompettiste « fer de lance » de la nouvelle génération Blue Note s’est longuement entretenu avec nous en mai dernier, à l’occasion de son concert aux Rencontres Koa Jazz de Montpellier.

- The Imagined Savior Is Far Easier To Paint comporte de nombreux invités et c’est en quartet que se fait la tournée. L’occasion de présenter votre album sous un jour nouveau ?

Cette démarche fait partie intégrante de mon développement artistique. Je ne veux surtout pas rentrer dans une routine qui consiste à composer pour un album puis le jouer à l’identique, concert après concert, parce que c’est tout simplement impossible. C’est comme si Jackson Pollock partait en tournée et essayait de reproduire la même toile à chaque changement de décor : ça ne peut pas marcher car la création résulte de l’instant. J’essaie simplement de m’améliorer chaque jour, donc recréer ce que j’ai fait hier ne rentre pas dans ce processus. Je me concentre sur l’écriture et sur le jeu, pour moi-même et pour l’évolution du groupe, car nous sommes un groupe avant tout. Beaucoup d’équipes se forment autour d’un leader juste pour les besoins d’un album et changent au suivant. Nous jouons ensemble depuis très longtemps et avons une centaine de titres à notre répertoire.

Qui plus est, The Imagined Savior Is Far Easier To Paint est sorti l’an dernier, ce qui veut dire qu’il a été enregistré il y a un an et demi et je ne suis déjà plus le même homme que j’étais à ce moment-là … ni même quand j’ai composé l’album il y a deux ans et demi !

- Les nouvelles compositions entendues ce soir feront-elles l’objet d’un enregistrement ?

C’est possible mais entre chaque album, il y a beaucoup de musique que nous n’enregistrons pas car j’écris sans relâche, dans un réel souci de développement permanent du groupe. Certaines compositions datent de la même période que The Imagined Savior … mais n’ont toujours pas été enregistrées et depuis, j’ai également composé pour un big band et deux quartets, dont un à cordes. Cela représente un volume considérable de musique.

Mon influence numéro un en tout est Joni Mitchell

- L’écriture pour grand orchestre est-elle votre prochaine étape discographique ?

J’aimerais vous dire que oui, car ce n’est pas la matière qui manque ! Mais il y a chez nous comme une sorte de chronologie et de hiérarchie dans le jazz, qui veut que certaines étapes ne soient accessibles qu’en fonction de ses diplômes et de son âge … je viens d’avoir trente-trois ans, ce qui est considéré comme encore « jeune ».

- Le « jeune » musicien que vous êtes a su développer un son et un jeu très distincts. Quels sont les trompettistes et autres musiciens qui vous ont le plus influencé ?

Mon influence numéro un en tout est Joni Mitchell.

- On le ressent en effet dans l’importance que vous accordez à la voix, dans la poésie complexe de vos titres ; le choix des mots. Votre collaboration avec Becca Stevens, souvent désignée comme l’héritière de Joni, n’en est que plus évidente.

Absolument. Becca est certainement l’artiste de ma génération la plus engagée qui soit dans l’art sous toutes ses formes. Elle respire et vit vraiment la musique.
La voix est présente dans tout ce que j’entends et j’ai beaucoup de chance de travailler avec des musiciens comme Sam (Harris) et Walter (Smith III) qui partagent cette approche vocale de l’instrument.

Ambrose Akinmusire & Sam Harris © Frank Bigotte

Les trompettistes que j’ai le plus écoutés sont ceux dont on parlait le moins à leur époque et au-delà. La trompette est un instrument tellement difficile à jouer. J’ai beaucoup de chance d’avoir autant de visibilité mais qu’en est-il de ces musiciens qui ont soixante-dix ans passés, qui font la même chose que moi et dont on n’a jamais parlé ? C’est ça le véritable engagement. Je pense à Marcus Belgrave [1], Charles Tolliver ou même à Dupree Bolton (qui a passé quelque temps en prison) ; tous trois studieux du début à la fin et qui sont parmi les plus doués mais qui n’ont jamais vraiment été « sous les feux de la rampe ».

Les cours avec Lew Soloff consistaient à écouter,
assis dans sa voiture, In A Silent Way de Miles

- Charles Tolliver a fêté ses cinquante ans de carrière en mars 2015 sur les scènes de La Villette à Paris et du Barbican à Londres, lors d’une soirée spéciale Strata-East [2]. Une reconnaissance tardive, certes.

Très tardive. Dans les années soixante-dix, il y a eu un moment où Charles était, à mon avis, aussi bon que Woody Shaw, Freddie Hubbard et tous les autres à qui on s’intéressait. A cette même période, quand Freddie est rentré dans le circuit des sessions de studio à L.A, Charles est resté fidèle à lui-même et quand Wynton a débarqué en disant « hey, on est en train de régresser », des gars comme Charles n’ont pas dévié de leur trajectoire et je trouve ça admirable.

- Vous avez étudié auprès des regrettés Laurie Frink et Lew Soloff. Quel rôle ont-il joué dans votre approche et pratique de l’instrument ?

Les cours avec Lew étaient plutôt épiques : ils consistaient à écouter, assis dans sa voiture, In A Silent Way de Miles et ça me rendait fou parce que je venais pour travailler mes aigus ! Cette session d’écoute était suivie d’une séance d’improvisation et le cours se terminait ainsi. Ce même scénario s’est répété un an durant mais je n’ai pas abandonné pour autant. Ce n’est qu’à la fin de l’année que j’ai compris où Lew voulait en venir : entendre la beauté des choses afin de mieux exprimer son potentiel.

Quant à Laurie … une immense trompettiste et source d’inspiration ! J’ai été son élève pendant quatre ou cinq ans et je n’aurais pas continué cet instrument sans son soutien. C’était une vraie mère pour moi. Ses cours furent une leçon de vie, comme des séances de psychothérapie : nous ne parlions « instrument » que les dix premières minutes !
Même à la fin de mon cursus, quand j’ai commencé à me produire sur scène, je l’appelais régulièrement pour des conseils techniques, comme on aurait appelé son docteur.

- Un mot sur Kenny Wheeler, autre « géant » récemment disparu ?

J’aime beaucoup ce qu’il a écrit pour petits et grands ensembles ainsi que Angel Song ou encore Gnu High mais il ne fait pas partie de mes influences. Par contre, nous avons en commun une référence qui s’entend dans nos jeux respectifs : Booker Little.

- Vous êtes un des « fers de lance » de la nouvelle génération Blue Note. Un héritage lourd de sens … et une « étiquette » lourde à porter ?

C’est un honneur que de pouvoir s’inscrire dans la lignée de ses héros et d’œuvrer à ce que la tradition perdure. Celle à laquelle Blue Note appartient a toujours été tournée vers le futur, c’est ce qu’ont fait tous les grands. Rendre hommage à ce qui a existé, tout en allant de l’avant. Le concept paraît simple mais il n’est que très rarement évoqué.

par Sandie Safont // Publié le 22 novembre 2015
P.-S. :

Le site d’Ambrose
Le site des Rencontres Koa Jazz
La v.o. de l’entretien sur LondonJazzNews

[1Marcus Belgrave est décédé le 24 mai 2015 : un mois après cet entretien.

[2Un événement à l’initiative du DJ et producteur Gilles Peterson. Charles Tolliver a co-fondé le label indépendant Strata East en 1971 avec le pianiste Stanley Cowell.