Chronique

Amy Gamlen

Cold Light

Amy Gamlen (as, ss), Thomas Savy (bcl), Michael Felberbaum (g), Stéphane Kerecki (b), Karl Jannuska (dm)

Cold Light  : que voilà un titre trompeur pour une musique ardente, gonflée d’énergie, remplie de tendresse. Malgré les lettres de glace qui en composent le titre sur la sobre pochette, ce sont plutôt les beaux jours, le printemps qu’évoquent ce disque. Il est commun de faire du jazz un exemple de musique pure, très codifiée. Les éléments extramusicaux y sont considérés avec méfiance par les gardiens du temple. Là où nombre de compositeurs présenteraient leur musique sous l’angle technique, en révélant leurs « objectifs », en détaillant leurs influences, en mettant en valeur tel détail technique avec la fierté de l’artisan faisant admirer une création, Amy Gamlen, jeune saxophoniste anglaise, parisienne depuis 2001, et compositrice des dix titres de cet album associe au contraire à chacun d’entre eux un souvenir, une anecdote, une pensée, un état d’âme.

Imaginons une jeune fille à New York par une belle soirée d’été : elle se promène seule, dans les rues qui longent Central Park. Dans le métro, elle a glissé dans sa poche un papier sur lequel elle a écrit une phrase lui rappelant qu’avant de vouloir changer la réalité, il fallait d’abord l’accepter. C’est dans cet état d’esprit apaisé que son regard est attiré par les vers luisants qui scintillent dans les frondaisons du parc. La beauté de ce calme spectacle est en harmonie avec son état d’esprit. Ou bien, amusons-nous des difficultés d’une musicienne à se déplacer dans le métro de Paris avec ses saxophones. Ou encore, songeons à un bébé, si petit et fragile et cependant déjà un être complet, rayonnant d’énergie. Et nous pourrions aussi considérer les phases de la vie : il y a toujours dans une chose qui se termine, au-delà de la nostalgie, l’espoir de ce qui va advenir. Fins et commencements vont de pair et contiennent l’énergie de tous les espoirs.

Qu’ont à faire ces évocations dans la chronique d’un disque ? C’est ainsi qu’Amy Gamlen présente « Acceptance », « Invisible Woman », « Lil », « Exit » ou « Beginnings ». Et on aurait pu parler des courants marins qui menacent le nageur (« Undertow »), ou de l’état d’apesanteur que connaissent les insomniaques (« Sleeping Potion »).

On imagine les ricanements que pourraient susciter ces confessions de jeune fille. Mais les railleurs devront user de prudence. Car la jeune fille en question est aussi capable de nous expliquer qu’« Exit » est composé de deux motifs emboîtés, pleins d’élan, que « Beginnings » s’inspire des harmonies et arrangements de Kurt Rosenwinkel, que « There Was » joue sur l’effet de surprise créé par des résolutions harmoniques qui ne surviennent pas exactement quand l’oreille les attend, que « Lil » est influencé par Kenny Wheeler et sa manière de réharmoniser ses thèmes quand il les réintroduit, ou que « In The Cold Light Of Day » utilise des gammes par tons dont les mouvements « se croisent. »

Qu’on puisse être à la fois une jeune femme sensible et imaginative et une compositrice rigoureuse et très savante, c’est ce qu’Amy Gamlen prouve avec Cold Light. Mais la richesse des intentions et la qualité des compositions ne feraient pas un si bon disque si le jeu des musiciens n’était pas à la hauteur. Au vu des noms de Thomas Savy, ici exclusivement à la clarinette basse, du guitariste Michael Felberbaum, du bassiste Stéphane Kerecki et du batteur Karl Jannuska (membre comme elle du collectif Paris Jazz Underground), véritable dream team de la scène parisienne, on n’est donc guère inquiet sur ce point.

Toutefois, ce qu’inspire l’écoute de ce disque, ce n’est pas la satisfaction du travail bien fait par d’excellents professionnels. C’est beaucoup mieux que cela : cette musique donne l’impression d’être née de moments de grâce, tant chacun ici allie pertinence, concision, écoute, pour créer un véritable son de groupe, savoureux et original. Cette impression est confirmée par les musiciens, que le souvenir de cette session d’enregistrement a marqués : ils parlent de respect, de confiance, d’amitié. Ils admirent la qualité des compositions d’Amy, sa façon de diriger les séances, le tout produisant un enregistrement qu’ils qualifient « d’organique et détendu ». Ce climat a dû s’étendre aux techniciens, car le son est excellent et Dré Pallemaerts, qui a réalisé l’excellent mixage, ne tarit pas d’éloges sur ce disque.

D’emblée, avec les entrechats de l’alto et de la clarinette basse, on est frappé par l’énergie joyeuse qui donne un tour naturel à une musique pourtant très raffinée, le thème principal n’apparaissant qu’après une minute et demie de batifolage virtuose de la part de nos deux soufflants. Et si ce thème, comme les autres tout au long du disque, est mélodique, il n’est jamais sommaire. On se surprendra vite à siffloter des phrases « d’Exit », de « Lil », de « There Was » ou « d’Undertow ». Mais la veine mélodique n’est pas le seul talent d’Amy Gamlen. Elle sait aussi agencer ses compositions pour ménager à chacun l’espace lui permettant de donner libre cours à sa créativité. Elle aurait tort de s’en priver avec une telle bande de musiciens, qui tous, ont publié des disques en leader fort remarqués, et qui tous aussi sont des compositeurs de talent. On pense à l’album Sweet Salt de Michael Felberbaum, pas assez remarqué à sa sortie, et à son formidable « Phospor-Essence », aux albums Archipel ou French Suite de Thomas Savy ou au magnifique Houria de Stéphane Kerecki qui le montre à la hauteur, dans ses compositions, du grand Tony Malaby. Quant à Karl Jannuska, il en est déjà à son troisième album, avec le récent Streaming, où il prouve qu’il sait aussi écrire des chansons.

Bien que l’écriture ici soit assez moderne pour éviter les successions de solos, on remarquera des interventions remarquablement construites de la part des uns et des autres (formidable introduction de Thomas Savy sur « Undertow » !). Mais jamais l’attention ne se concentre sur un musicien plus que tel autre : les expressions solistes, plus qu’une fin en soi, apparaissent davantage comme des rampes de lancement pour de magnifiques unissons ou des contrepoints acrobatiques. Cette liberté qu’ont les soufflants et la guitare pour se livrer à des jeux de haut vol ne serait guère possible si l’ensemble n’était propulsé par le puissant moteur de la section rythmique Kerecki-Jannuska, qu’on aimerait revoir à l’œuvre, car entre le bassiste attiré par le free et le batteur crypto-rocker tout terrain, il se passe des choses passionnantes : ils savent comme personne entretenir un groove intelligent, et ne se privent pas d’enrichir la musique des belles couleurs que comportent leurs riches palettes.

En bref, on a compris qu’il faut se précipiter sur ce petit bijou, avec d’autant plus d’appétit que ce disque a bien failli ne pas voir le jour, après qu’un aigrefin soi-disant producteur eût failli en compromettre la naissance par son indélicatesse. Et on ne se contentera pas des nombreuses joies que réserve la fréquentation assidue de cet album : on gardera à l’œil cette petite Amy Gamlen, car il se pourrait bien qu’elle ait tout d’une grande.