Scènes

Andy Bey à Marseille (2004)

Les grands standards interprétés par une des voix les plus profondes du jazz


Les grands standards sont à l’honneur. Andy Bey vient présenter son disque American Song, en duo avec Paul Meyers à la guitare classique.

Formation minimaliste donc, et à géométrie variable : au fil du concert, on verra Bey seul, chantant en s’accompagnant au piano, Bey et Meyers complices sur leurs instruments respectifs, ou encore Bey debout les yeux fermés, chantant en étant soutenu par Meyers tandis que le piano reste obstinément silencieux.

Le ton général du concert est à la lenteur et aux ballades ; les tempos des morceaux sont plus lents que dans les interprétations traditionnelles, et de ce point de vue on pense à l’approche de Jimmy Scott. Mais la comparaison s’arrête là, plus particulièrement au niveau vocal : la voix d’Andy Bey est impressionnante de gravité. Quelque part entre Terry Callier, pour la douceur et la chaleur, et Leon Thomas - mais sans les yodels - pour la souplesse. Avec même parfois un soupçon d’Arthur H (sur « Caravan » par exemple). Le chanteur joue de cette voix, terminant parfois les morceaux - notamment « Midnight Sun » - par une longue note perdue dans les profondeurs abyssales de son registre…

Andy Bey par P. Audoux

Le concert débute avec « It’s Only a Paper Moon », sans Meyers. D’abord surpris par la voix de Bey, ce n’est que lorsque l’auditeur s’y est habitué que le chanteur sort de son registre de baryton pour passer dans les médiums. Au même moment, toujours pendant ce même morceau d’ouverture, à l’aide d’une surprenante transition de violents accords plaqués, Bey quitte le style de la ballade pour se lancer dans une interprétation beaucoup plus bluesy au sein de laquelle sa voix fait merveille, tournant autour de la mélodie, l’enrobant d’ornementations terriblement empreintes de feeling. Tout le talent de Bey est déjà ici révélé : une grande capacité à engendrer le swing, même sur un tempo lent à l’extrême, et une liberté totale vis-à-vis des
mélodies et des mesures. Cette dernière caractéristique est particulièrement
visible lorsque Bey est en solo : sans aucune obligation de se caler par rapport à un
partenaire, le chanteur peut, en effet, évoluer sans filet, abuser du rubato, chanter en avance ou en retard sur le temps… tout est permis. A ce titre, la version de « Love for Sale » est magistrale, dégageant un swing irrésistible, notamment grâce à un final exécuté à coup de block-chords décalés et dissonants.

Andy Bey par A.Stefani

Lorsque Bey quitte le piano et chante, soutenu par la seule guitare de Meyers, une autre facette de l’artiste se révèle : il peut être un scatteur redoutable, comme il le montre dans le célèbre « Donna Lee », et également très original : Bey choisit délibérément de restreindre l’enveloppe de son improvisation et de limiter celle-ci à une octave, ou guère davantage. L’exercice est périlleux mais réussi et le chanteur parvient parfaitement, à l’intérieur d’un espace pourtant réduit, à exécuter une improvisation très bop tout en rappelant ponctuellement le thème complexe de « Donna Lee ». Visiblement Bey ne perd jamais pied… et le public apprécie la performance. Il reproduit l’exploit avec « Get It Straight », version vocalisée du « Straight, No Chaser » de Monk.

Naturellement, impossible, en duo, de reproduire toutes les nuances des arrangements de Geri Allen que l’on retrouve sur le disque. Mais Bey et Meyers parviennent néanmoins à en saisir l’esprit : ce peut être une ligne de basse surprenante sur « Caravan » comme un ostinato de guitare sur « Speak Low ». Seule infidélité aux standards, Bey se lance dans une interprétation de la superbe chanson « Fragile » de Sting. L’accompagnement de Meyers y est brillant, grâce à la conjonction de voicings originaux, d’un jeu legato et d’une corde basse descendue d’un ton.

Andy Bey & Paul Meyers par P. Audoux

L’exercice a néanmoins ses limites, et pèche ici par excès de longueur : deux sets, dont le premier d’une heure et demie ou presque, finissent pas rompre le rythme de l’ensemble, et les ballades au tempo ralenti qui s’enchaînent finissent par peser : « Midnight Sun », « Never Let Me Go », « Someone to Watch Over Me »… mais finalement, qui ira reprocher sa générosité à un artiste ?