Chronique

Anja Lechner, François Couturier

Moderato Cantabile

Anja Lechner (cello), François Couturier (p)

Label / Distribution : ECM

« Je suis pourtant persuadé que ma musique pourrait être écoutée par un public très large. C’est vraiment une chose qui me tient à cœur : persuader le public et les organisateurs que cette musique n’est ni complexe ni réservée à un public d’esthètes. » Ainsi parlait François Couturier en 2004 à la fin d’une très riche interview sur Citizen Jazz. Il venait alors de publier un album solo, Un jour si blanc (ECM). Ce « pourtant » contient à peu près tout ce qu’il y aurait à dire autour de ce pianiste d’exception à la riche discographie, mais assez rare en concert. D’où la phrase quelque peu amère. Aujourd’hui sort Moderato cantabile, sa dernière œuvre, toujours chez ECM, mais cette fois avec la violoncelliste allemande Anja Lechner.

Moderato cantabile. Rien à voir avec Marguerite Duras, son roman et le film du même nom tourné par Peter Brook. Ah mais, ce Brook n’a-t-il pas réalisé Rencontres avec des hommes remarquables (1979), titre de l’autobiographie d’un certain George Ivanovitch Gurdjieff ? Gurdjieff, n’a-t-il pas inspiré, sinon dicté sa musique à ce Thomas de Hartmann ? Bon sang, mais c’est bien sûr ! Énigme résolue, si énigme il y eut – mais le mystère reste entier quant à la musique elle-même… du moins jusqu’à ce qu’on l’écoute.

Ce disque rassemble trois morceaux de Couturier lui-même, trois autres du prolixe Catalan Federico Mompou (1893-1987) et un de l’ethno-musicologue et prêtre arménien Komitas (1869-1935). Au total donc, avec Gurdjieff, quatre sources d’inspiration que le pianiste et sa comparse au violoncelle magnifient par leurs arrangements, une unité stylistique liée à une forte puissance émotionnelle et à une subtile qualité d’interprétation.

François Couturier (né en 50) est évidemment très conscient de ce que son parcours musical a d’original, voire d’incongru : venu du classique, il rejoint en 1978 Jean-Paul Celea, qui joue alors au côté de Jacques Thollot (disparu début octobre), deux musiciens avec lesquels il maintiendra une étroite relation. Puis ce seront de riches collaborations avec Daniel Humair, François Jeanneau, Michel Portal, Didier Lockwood, Anouar Brahem. En 1980, il est gratifié du prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz. En 1981 et 1982, il intègre avec Celea les Translators de John McLaughlin. Par quel mystère le retrouve-t-on à la croisées de musiques « autres », si éloignées du jazz mais qui, cependant, continuent à en émaner, parce que dans la lignée de musiciens de jazz ? Des noms persistent : Debussy certainement, Ravel au loin, pas si loin, puis des Slaves – Chostakovitch, Scriabine ; sans cependant rien renier de Bach… ni de Coltrane. Le tournant, on peut le supposer, passe par le cinéma, celui de Tarkovski et sa mystique en noir et blanc, ses brumes propices à une musique de nostalgie et d’introspection. François Couturier serait-il un néo-romantique post-moderne ? Ne riez pas, sinon j’ajoute une couche de new age néo-classique… En fait, sa musique est inclassable ; au-delà de l’étiquetage, elle est.

Deux mots sur Gurdjieff (1877-1949), Gréco-Arménien débarqué en France en 1922 après d’incroyables et invérifiables pérégrinations dans le grand monde ésotérique musulman – Caucase, Moyen-Orient et Asie centrale – au cours desquelles il rencontre notamment des derviches qui l’initient au soufisme. Ce qui ne l’empêchera pas de mener ses affaires commerciales de marchand de tapis, entre autres formes de négoce plus ou moins louche. Fortement enrichi, il décide d’ouvrir à Paris (avec succursale à New York) un institut dédié à l’enseignement d’un « christianisme ésotérique », dont le un programme vise à atteindre « les plus hauts niveaux de conscience ». Le personnage, autant que ses méthodes et leur succès (notamment auprès des mouvements dits du « potentiel humain »), furent violemment contestés, souvent assimilés à des pratiques sectaires. Sa musique, transcrite, on l’a vu, par son ami Thomas de Hartmann, a intéressé quelques pianistes : Keith Jarrett lui a consacré un disque, Sacred Hymns (ECM, 1980), mais surtout, Alain Kremski en a enregistré l’intégrale en six CD (éd. Auvidis Valois, 1990). Anja Lechner (née en 1961) a également enregistré des œuvres de Gurdjieff avec le pianiste grec Vassilis Tsabropoulos (ECM, 2003).