Chronique

Anne Pacéo

Yôkaï

Antonin-Tri Hoang (as, bcl), Pierre Perchaud (g), Leonardo Montana (p), Stéphane Kerecki (b), Anne Pacéo (dms, voc)

Label / Distribution : Laborie Jazz

Les voyages, c’est bien connu, forment la jeunesse. Ils ouvrent également les vannes du cœur et de l’âme, et il n’est pas rare qu’on en revienne transformé, plus sincère, plus sensible, plus disponible.

Pour ce nouvel album, Anne Pacéo s’est efforcée de mettre en musique ses propres voyages, réels ou intérieurs, en s’attachant à évoquer les belles rencontres, l’hospitalité, les odeurs entêtantes, les heures de route, les soleils voilés et les brumes matinales, les regards volés et les sourires offerts. En écrivant, aussi, de jolies mélodies dont l’inspiration est son imaginaire propre, mais aussi l’imaginaire collectif d’ici et d’ailleurs, puisque deux titres font allusion à des croyances animistes européenne (« Toutes les fées étaient là… ») ou japonaise (« Yôkaï »). Ses dépaysements matériels et errances spirituelles sont à l’origine d’un disque visiblement conçu dans un état d’esprit positif et léger, témoignant d’une perception accrue des belles choses et des belles personnes. La musique s’en ressent à bien des égards.

Par le chant, d’abord. C’est par lui que tout commence ici, et son omniprésence, à travers la musicalité des membres du quintet, fait de lui une sorte de fil conducteur, mais aussi un vecteur d’émotions fortes puisque les thèmes, simples et entraînants, permettent partout aux voix de se mêler. Anne Pacéo a su s’entourer pour cela d’une équipe qui peut laisser rêveur sur le papier mais transcende l’écriture et s’inscrit dans cet état d’esprit : tous les instruments chantent, et chantent ensemble, à l’unisson ou de façon concertante. C’est la première fois que la batteuse enregistre dans ce format : ses deux premiers disques (Triphase et Empreintes, dont nous avions pensé le plus grand bien) étaient en trio. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le saxophone alto ou la clarinette basse d’Antonin-Tri Hoang ainsi que la guitare de Pierre Perchaud apportent un enrichissement mélodique et timbral. Les strates d’écoute se multiplient comme autant d’itinéraires qui s’offrent au voyageur/auditeur, mais avec un souci constant de lisibilité : le jeu est raffiné tout en restant dans des champs d’expression où prime la simplicité.

Fédérés autours de thèmes lumineux, les musiciens donnent le meilleur d’eux-même en restant au service du son d’ensemble. Solidement campé sur ses lignes puissantes, Stéphane Kerecki est un pilier dont l’apparente sobriété ne l’empêche pas de laisser libre cours à son expressivité ; ainsi, sa contrebasse invite à la danse lorsqu’elle serpente délicatement autour d’un motif autant qu’elle nous touche durant ses solos, courts et enivrants. Leonardo Montana, présent sur les trois disques d’Anne Pacéo, est à la fois moteur dans ses fonctions rythmiques, coloriste par ses accords pleins et généreux mais aussi soliste inspiré, notamment durant la magnifique trio au centre de « Toutes les fées étaient là… » ; son piano se répand en arabesques majestueuses tout en entretenant avec la contrebasse et la batterie une conversation à bâtons rompus. Quant à Pierre Perchaud, il est une fois de plus épatant par sa faculté d’influer sur l’ambiance et l’énergie des compositions ; ici il privilégie un jeu narratif et sa guitare, pareille à une voix, expose les thèmes et souvent les exploite, les contourne, les malaxe au long de chorus mélodiques, entre ornements d’arrière-plan (remarquable travail sur les couleurs et l’exploitation de l’espace) et prises de parole maîtrisées. Citons son solo passionnant sur « When The Sun Rises », durant lequel il s’appuie sur l’énergie du groupe pour laisser sa guitare s’envoler là où les styles musicaux n’ont plus vraiment d’importance.

L’excellent Antonin-Tri Hoang illumine lui aussi la musique par ses subtiles parties d’accompagnement mais surtout par la profondeur et l’originalité de son phrasé. Son lyrisme sur « Luleå », ses glissando sur « Little Bouddha » ou ses sonorités caressantes et râpeuses montrent à quel point sa palette est large. Lorsqu’à la fin de « Crunch », les notes du saxophone et de la guitare s’amusent à s’imiter, on ne se soucie plus de savoir qui est qui, étourdi par la déconcertante facilité avec laquelle ces deux musiciens exploitent leur complicité quasi télépathique (leur participation à l’ONJ de Daniel Yvinec n’y est sans doute pas étrangère).

Derrière ses fûts et cymbales, Anne Pacéo catalyse ces énergies par l’intermédiaire d’un jeu souple et aérien, volontiers minimaliste. Elle ne s’éloigne d’ailleurs que ponctuellement de sa fonction rythmique, dont elle s’acquitte avec beaucoup d’élégance, privilégiant la dynamique collective à l’expression personnelle. Comme souvent, elle prête sa voix à certains thèmes et, le temps d’une charmante parenthèse, se lève pour interpréter « Smile », chanson attachante que ses « Fantastic Four » ornent de leurs couleurs pastel.

Aussi belles soient les interventions de chacun, et on pourrait noircir des pages de louanges, c’est avant tout la cohésion du groupe et la cohérence du répertoire qui font de Yôkaï un disque-communion. Car si on passe des temples birmans (« Shwedagon ») aux rives du Golfe de Botnie en Suède (« Luleå ») sans jamais se départir tout à fait des rythmes d’Afrique dont Anne Pacéo a été bercée (« Talking Drums ») avec Yôkaï on fait un petit voyage en soi grâce à cinq artistes soudés (auxquel il convient d’ajouter Lilian Coquillaud pour les illustrations de la pochette) qui portent sur l’humanité et le monde un regard bienveillant.