Chronique

Anthony Braxton

The Essential Anthony Braxton The Arista Years

Label / Distribution : Legacy

Dix ans après la parution chez Mosaic Records d’un coffret de huit disques réunissant l’intégrale des enregistrements d’Anthony Braxton pour le label Arista, celui-ci (devenu entre temps Arista-Legacy) édite une compilation qui, bien évidemment, ne rend pas compte de tout le travail réalisé par le saxophoniste mais en extrait une synthèse réussie. De 1974 à 1979, Braxton a, en effet, sorti pas moins de neuf galettes qui informent rétroactivement et avec précision de l’avancée tous azimuts de ses recherches d’alors.

Signés sur ce label alors indépendant, distribué par BMG et fondé par le transfuge de Columbia Clive Davis (et avant que ledit label ne devienne une grande fabrique d’étoiles hyper médiatisées de la soul music, de Whitney Houston à Usher), les disques, enregistrés aussi bien en studio que sur scène, bénéficient de suffisamment de moyens pour proposer toutes les configurations : des solos, duos, trios jusqu’aux grands orchestres.

A l’orée de la trentaine (il a 29 ans en 1974), les problématiques qui allaient préoccuper Braxton pendant les quarante années suivantes sont déjà bien présentes. Ainsi de son goût pour les variables individuelles ou collectives qui lui permettent de sillonner des territoires qu’il est alors en train de mettre au jour. Son intérêt pour les timbres et les textures est déjà perceptible, non seulement dans l’association avec d’autres instruments (avec la trompette de Kenny Wheeler particulièrement) mais aussi dans l’expérimentation d’instruments atypiques. Le saxophone contrebasse sur “327 (Opus 40P)” au côté du piano de Muhal Richard Abrams va chercher dans les tréfonds du grave ce qu’il peut faire remonter de propriétés encore inouïes.

Dans l’architecture des morceaux, l’imbrication entre les parties écrites et les prises de parole individuelles est, par ailleurs, le fruit d’une réflexion particulièrement poussée. Conférant aux dynamiques improvisationnelles des variations de flux au sein d’une temporalité plus globale, elles permettent des effets d’accélération ou d’immobilité, de recouvrement ou de relais malléables encore peu communes ces années-là.

Les pièces plus écrites, au line-up élargi, laissent également entendre un savant mélange entre la tradition orchestrale issue de Duke Ellington (et ses pupitres précisément répartis à l’efficacité redoutable) et l’approche plus nébuleuse et différemment expressive de la musique contemporaine. Les uns chevauchent les autres, les bousculent, s’empilent, comme sur “0-500 (Opus 55)”, sans jamais céder à la clarté d’un discours déjà parfaitement maîtrisé.

Le rapport que Braxton entretient, d’ailleurs, avec la tradition qu’il envisage comme un terrain à visiter sans cesse pour le réinvestir de sa grande vitalité, est en cela exemplaire. La relecture fidèle du ragtime de Scott Joplin “Maple Leaf Rag”, à peine tordu par une intervention soliste globalement respectueuse, ou la composition plus audacieuse “22M (Opus 58)” qui s’approprie les charmes des marching bands néo-orléanais pour les engager, à force d’itérations appuyées, dans une expressivité obsessionnelle dans un tuilage confondant de fluidité, intègrent le passé à son présent, rendant hommage à ses prédécesseurs et les bousculant avec une tendresse mordante.

Conscient pourtant de ne pas être un individu isolé dans une tour d’ivoire, il donne également en 1979 sa version des tables de la loi de la modernité jazzistique en affrontant cette montagne qu’est “Giant Steps” ; il en fait jaillir une longue incantation électrique que Coltrane n’aurait certainement pas reniée. Il démontre, par là même et si besoin était, qu’il est autant un théoricien implacable qu’un instrumentiste hors pair sachant mettre son inattaquable technique au service d’un propos.

Car ne nous y trompons pas, si Braxton aujourd’hui passe pour ce professeur Nimbus un peu abscons qu’il n’est, en réalité, pas, n’oublions pas qu’il est, avant tout, le pourvoyeur d’un swing galvanisant. Les pièces “6-77AR-36K (Opus 23B)” avec Dave Holland et Barry Altschul ou la chanson de Nat King Cole “You Stepped Out Of A Dream” en duo avec le même contrebassiste (qui montre également la grande ductilité de ses lignes mélodiques) en sont une magnifique démonstration. Pour qui souhaite une porte d’entrée à l’univers d’un des grands créateurs du XXème siècle, cette compilation est le parfait sésame.