Tribune

Anthony Braxton connaît l’oiseau par coeur

Anthony Braxton et Charlie Parker, une histoire.


Braxton / Parker © Cécile Mirande-Broucas

« Je pense qu’il illustre l’esprit de Charlie Parker - le fait qu’il ose faire quelque chose de différent, qu’il essaie de nouvelles directions ». Cette citation en forme d’adoubement est attribuée à Max Roach, au sujet d’Anthony Braxton ; les deux musiciens se sont unis pour trois disques, entre 1978 et 1989.

Braxton à propos de Parker ?
Une histoire de passion, une musique qui lui faisait un peu peur, de ses propres mots, lorsqu’il l’a entendue dans sa jeunesse. Avant de l’apprivoiser et même de la sublimer pour la faire sienne : « Je veux créer une musique qui reflète mes expériences de 1993, celles de mon temps, tout comme ils [1] le faisaient à leur époque. » [2]

Anthony Braxton © Franpi Barriaux

Lorsqu’en 1993 Anthony Braxton s’empare des compositions de Charlie Parker pour le label HatHut, il suit un processus cohérent. Quatre années après Tristano et Warne Marsh et six après Monk, presque vingt ans après avoir commencé un véritable travail de documentation du matériel patrimonial dans In The Tradition, c’est une statue du commandeur que Braxton visite avec un sextet inédit. Vingt-cinq ans après la sortie du Charlie Parker Project 1993, un coffret de onze disques édité par la Tricentric Foudation [3] livre l’intégralité de la série de concerts qui du 18 au 24 octobre 1993 a servi de matériel au double album. L’occasion, de Cologne à Anvers, de comparer telle ou telle approche de « Klactoveedsedstene » ou encore de percevoir la complicité naissant peu à peu entre des musiciens qui n’avaient jamais ou presque joué ensemble, comme c’est le cas de Braxton avec le pianiste Misha Mengelberg ou encore le trompettiste Paul Smoker, particulièrement en verve sur le « Another Hair-do » du CD4.

Il s’agit bien d’un objet hors du commun, qui va au-delà de la simple documentation de fan ; disposer de douze heures d’enregistrements des titres phares de Charlie Parker joués par un sextet où l’on retrouve Joe Fonda à la contrebasse ou Ari Brown aux saxophones a quelque chose d’assez saisissant. On pourrait imaginer, à condition de méconnaître l’attachement de Braxton à ses pairs, qu’un tel équipage (rajoutons Han Bennink ou Pheeroah AkLaff à la batterie, en alternance) pourrait transformer les titres de Parker ou de ses proches (Neal Hefti, Dizzy Gillespie…) en terrain de jeu abstrait où le cri règne en maître. Bien sûr, il y a l’alto rageur de Braxton sur le « A Night in Tunisia » du CD5 où Smoker et Brown se rendent coup pour coup, à toute vitesse, sans concéder un centimètre de terrain. Mais le plus souvent, la forme est respectée sans être sanctifiée, Mengelberg prenant parfois des libertés sur des clusters très appuyés, comme pour induire quelques lignes de fuite dans cette mise en perspective.

Pour beaucoup, la relation entre Misha Mengelberg et Anthony Braxton est la plus remarquable de cette série de concerts. Aussi étrange que cela puisse paraître, ces deux artistes ne s’étaient jamais rencontrés. Ils ont pourtant une histoire et au moins un musicien en commun : George Lewis, avec qui Mengelberg a enregistré l’illustre Dutch Masters six ans avant cette série de concerts. Même si le pianiste cède souvent sa place à la ligne de soufflants (« Koko », sur le CD5), il y a clairement une colonne vertébrale qui relie ces musiciens et articule le groupe ; on songe par exemple à « Dewey Square » sur le CD7 où Brown et Smoker s’effacent pour laisser place à un quartet où Bennink et Fonda encadrent un duel rogue et véloce. Le jeu de Braxton à l’alto s’apparente à certains de ses soli.

Quant au pianiste, il est très frappeur, s’appuyant sur une main droite ferme qui sert des lignes mélodiques flexibles. Il y a aussi dans cette rencontre inédite - a fortiori avec Bennink ici [4] - une idée qui s’impose : les deux Bataves sont célèbres pour avoir joué avec Dolphy dans son mémorable Last Date, et l’on peut y voir comme une forme de chaînon manquant, notamment lorsque dans « Scrapple From The Apple » (CD2, également sur le HatHut) Braxton empoigne sa clarinette contrebasse.

Ce genre de détail est très important dans la musique de Braxton qui refuse toute approche linéaire du patrimoine et du matériel qui en découle. Il ne faut pas oublier que Charlie Parker n’est pas un nouveau venu dans l’univers du Chicagoan. Donna Lee, célèbre titre de Parker, est le nom d’un album d’un quartet de Braxton en 1972 [5], mais aussi l’un des titres de son célèbre Donaueschingen (duo) 1976 avec George Lewis. « Donna Lee », symbole de la matière brute utilisée par Braxton pour modeler son style et sa propre vision du monde dans les années 70, n’est pas joué une seule fois par le sextet, comme si le morceau avait déjà transmuté et révélé tout son signifiant. Il est amusant de constater qu’à l’exception de « Yardbird Suite », joué avec Ran Blake dans A Memory of Vienna, aucun des autres titres de ce coffret n’avait fait l’objet d’un enregistrement par Anthony Braxton. Un terrain vierge et neuf, tout sauf vague, qui va permettre de nourrir de nouvelles grammaires en déchiffrant l’ancienne.

Ici, certains morceaux peuvent permettre des écoutes comparées, notamment « An Oscar For Treadwell » qui apparaissait dans le double album en version longue et compte ici cinq reprises, allant de la demi-heure à une quasi-miniature de 8 minutes (CD5) menée par un Paul Smoker rageur. Il en va de même pour « A Night in Tunisia », roboratif terrain de jeu capable de se plier à toutes les acrobaties. C’est à ce titre qu’on peut parler pour ce coffret d’une véritable pierre de Rosette, d’autant plus éclairante que le double album en faisait déjà figure. « Parker Melodies », longue improvisation du CD3, complexe et bouillonnante, est le symbole d’une transformation entamée et largement assimilée par le sextet et qui induit de nouvelles expressions.

La plus marquante, c’est sans nul doute l’apparition d’un surprenant pianiste en surplus de Mengelberg : Braxton lui-même ! C’est important, parce que le piano est le vecteur d’une grande partie de la carrière de celui qui a enregistré For Alto en pleine déprime devant le constat que l’alto, et non le clavier, serait son meilleur instrument. « Autumn in New York » (CD3), ballade ouverte au spleen, où seul l’accompagne un Joe Fonda très rond, nous offre l’opportunité de constater que si l’agrès change, le jeu, lui, se perpétue : une succession de lignes brisées, des attaques rythmiques obstinées et lestes et un rapport obsessionnel au mouvement.

Dans la décennie qui va suivre, Anthony Braxton va plus régulièrement se consacrer uniquement au piano, notamment dans les deux volumes de standards de Knitting Factory (1994) avec Joe Fonda et Pheeroan AkLaaf [6], mais sans aucun morceau de Parker. Plus tard, en 1997 puis en 2014, il jouera en quintet [7] une série de titres de Lennie Tristano, reprenant ainsi le triptyque Monk-Parker-Tristano, si important dans son processus d’écriture. Assurément, Braxton joue du piano comme un compositeur. Il expose les idées davantage qu’il les sublime, mais il s’accommode aussi d’une forme de frustration en revenant aux bases ; labourer et replanter avec l’humilité du créateur vertueux.

1993 est pour Braxton l’année ou jamais pour se régénérer. Dans son parcours, c’est une période de rupture ; pas dans un sens négatif, mais justement celui d’une renaissance qui interviendrait après un accomplissement. Lorsqu’il joue cette série de concerts européens à l’automne, dont le CD7 (Cologne ?) est sans doute le joyau avec une version nerveuse et exutoire de « A Night in Tunisia », il vient de dissoudre à la fin de l’été son quartet mythique des années 80 à Santa Cruz, ce dont témoigne un disque HatHut [8]. Ensemble, ils avaient posé les bases du premier langage musical inventé par Braxton, les « Pulse Track Structures », des petites capsules de quelques notes qui peuvent s’empiler au gré des improvisations.

Par ailleurs, en 1993, voici trois ans que Braxton est professeur à la Wesleyan University du Connecticut, une école où passera toute la génération dorée des Mary Halvorson ou Taylor Ho Bynum, avec qui il expérimentera sa Ghost Trance Music (GTM) en 1995, acte fondateur d’un 21e siècle plus que fructueux et libérateur. On a l’habitude de dire qu’Anthony Braxton passe par le solo pour valider ses idées et les rendre tangibles. Il y avait eu les Wesleyan (12 alto solos) 1992, il y aura Solo (Skopje) 1995. Entre les deux, ce Sextet (Parker) 1993 est une fameuse pièce de puzzle. Au-delà de son caractère documentaire indéniable, c’est une gourmande source de plaisir qui célèbre une vision du Bop de Charlie Parker qui, loin de tout exercice mémoriel, révèle au contraire sa modernité et sa capacité à se régénérer.

par Franpi Barriaux // Publié le 16 septembre 2018

[1Comprendre Parker, Coltrane et d’autres, NDLR.

[2Interview de Graham Locke, notes de pochette de Charlie Parker’s Project 1993.

[3Fondation dédiée à l’œuvre d’Anthony Braxton qui propose régulièrement des enregistrements et de nombreuses actions liées au multianchiste.

[4Le concert à Zürich est le seul où le batteur est présent.

[5Avec Michael Smith (p), Peter Warren (b) et Oliver Johnson (dms)

[6Marty Ehrlich (as, ss, cl) est le dernier du quartet.

[7Anthony Braxton (p), Eivind Opsvik (b), Mike Szekely (dms), Jackson Moore : as, bs (left channel), André Vida (ts, bbs, sss, ss, cms) (right channel).

[8Quartet (Santa Cruz) 1993, réédité depuis en deux volumes : Marilyn Crispell (p), Mark Dresser (b), Gerry Hemingway (perc).