Chronique

Anthony Braxton

Quartet (New Haven) 2014

Label / Distribution : Firehouse 12 / Orkhêstra

S’il est difficile de suivre la carrière d’Anthony Braxton autrement que par le biais des cartes (qu’elles soit heuristiques ou géographiques, les choses se mélangent, pour le plus harmonieux des GPS [1]), il y a fort heureusement assez de force et de puissance individuelle pour pouvoir apprécier les disques indépendamment, et goûter à la liberté profonde de la parole du multianchiste et de ses complices du moment. Il y a peu, paraissait Eight Improvisations (Trio) 2014 avec l’indéfectible Taylor Ho Bynum et le pianiste Bob Bresnan et nous écrivions : « Anthony Braxton aime à se confronter à d’autres musiciens sans aller dans le champ de ses systèmes, en revenant à une immédiateté radicale. ». Dans une approche cohérente avec une discographie faite de pistes et de signes, c’est une autre série d’improvisations, elle-même enregistrée en 2014, qui sort en coffret chez Firehouse 12, en quartet cette fois. On y retrouve Ho Bynum, naturellement, et des compagnons plus rares dans nos musiques et proches du rock et de la noise music : le guitariste Nels Cline, entendu avec Zorn ou Larry Ochs, et surtout Greg Saunier, le batteur de Deerhof et proche de Mats Gustafsson.

Le chaos ne tarde pas d’ailleurs à se faire entendre dans ce face-à-face qui a tous les attributs de la mêlée : une opposition à force égale, pas une bataille rangée. Dans quatre improvisations de près d’une heure, guitare et percussions assaillent les soufflants ; se lient, se liguent, tentent des débordements et utilisent à merveille la force de l’autre. Dans « Improvisation One », dédiée à Jimi Hendrix, le matériel légendaire de Saunier (réduit au plus court, avec le moins d’agrès possible et ne supportant que la mitraille) tente de prendre à la course un alto vindicatif et d’une vélocité jamais démentie. Cela conduit à une forme de stabilité électrique que les différentes embouchures de Ho Bynum vont s’échiner à déplacer. Toutes les improvisations gardent d’ailleurs le même schéma, même si certaines sont plus instables que d’autres. Sur « Improvisation Two », dédiée à Janis Joplin, le saxophone contrebasse déchire l’espace, révèle les tourments, se pare d’une rage qui emporte tout dans un tourbillon. La trompette excite, affole… Et que peut l’électricité à part renchérir ? Janis Joplin est tiraillée. Ce n’est pas anodin ; c’est à ce moment que tout s’apaise, avec une forme de mélancolie, souffle coupé.

Ce quartet est parfois une dichotomie, jamais une opposition tranchée. La volonté est comme toujours de trouver un syncrétisme, une concorde, même s’il s’arroge le droit d’être vive. On ne peut s’empêcher de songer à Black Vomit, l’expérience que Braxton avait tentée à Victoriaville avec les métalleux de Wolf Eyes en 2005, notamment dans la puissance alentour. Mais ici, il y a quelque chose de plus posé, de moins frontal. Nels Cline notamment est un pont remarquable avec les soufflants. Son jeu est simple, direct, ce qui ne limite pas quelques déflagrations sporadiques. Saunier, qu’on avait découvert avec Mary Halvorson sur le Volume I de Sound American avec un jeu très jazz, est dans l’écoute et abandonne ses habitudes de franc-tireur. Quant à Anthony Braxton, il est insatiable : on sent qu’il se nourrit de chacune des décisions prises par ses pairs, tel ce pas de deux avec la guitare dans « Improvisation Three » dédiée à James Brown. Dans le jeu de piste permanent, on notera dans un coin de notre tête que les dédicaces de ce coffret vont à des membres du club des 27, des figures nées dans les années 30, un symbole de la musique noire et un autre redneck (Merle Haggard), quatre artistes du sud des Etats-Unis [2] avec des parcours émaillés de prison, de drogue et de jeunesses bousculées. Il y a dans la violence potentielle de cette musique quelque chose qui s’en nourrit. Quartet (New Haven) est une heureuse surprise et une de ces petites niches que Braxton sait parfois nous concocter.

par Franpi Barriaux // Publié le 10 novembre 2019
P.-S. :

[1Voir notre article à ce sujet.

[2Hendrix est certes né à Seattle, mais dans l’Oklahoma…