Chronique

Anti Rubber Brain Factory

Marokaït

Label / Distribution : Le Fondeur de Son

De prime abord, on pourrait imaginer que l’Anti Rubber Brain Factory (ARBF) fait partie de ceux qui enregistrent et publient tout, effet grossissant des parutions de disques récentes ; si notre dernière chronique du groupe du contrebassiste Yoram Rosilio [1] remonte effectivement à septembre, le matériel de Marokaït est presque neuf, capté en 2016 quand le précédent datait de 2014. Pourtant il en découle, et c’est le propre des explorateurs que de mettre de l’ordre dans leur carnet de voyage. La destination de prédilection de Rosilio et de ses camarades se trouve dans le titre et de l’autre côté de la Méditerranée. Un pays apprivoisé avec les musiciens soufis de la confrérie Hmadcha, mais que la base rythmique de l’ARBF a fait sien depuis longtemps. La douceur hypnotique de « Leïlaa Lill », née du folklore de Taroudant, dans le sud-ouest du pays, aux marges de la culture sahraoui, en témoigne : le clavier de Paul Wacrenier comme la batterie de Rafael Koerner s’emparent d’une pulsation apprise lors de nombreuses immersions dans le pas. Ils donnent aux soufflants, Nicolas Souchal en tête, l’occasion de faire la fête. De la façon la plus turbulente qui soit, si possible.

Un cap est tenu. L’ARBF explore la musique traditionnelle marocaine tout en conservant les deux pieds dans un free jazz revendiqué et assez référentiel. Comment ne pas remarquer l’influence du Liberation Music Orchestra (entre autres), lorsque « Kassi Frid » s’ouvre sur un solo de contrebasse très équilibré qui se transforme peu à peu en une discussion paisible et pleine de poésie avec la clarinette basse de Jean-Brice Godet ? Ce morceau est un modèle du genre, il charrie des émotions fortes sans perdre le fil. Il offre d’intenses élans collectifs, notamment le trio de saxophone (Jean-Michel Couchet, Florent Dupuit, Benoît Guenoun) qui déambule librement au sein de l’orchestre pour imprimer un mouvement. Mais surtout, il agit tel une machine à souvenirs qui donne le goût de l’altérité. Marokaït s’est choisi son pays, d’abord parce que ses musiciens ont pris le temps d’en apprendre le langage propre, qu’il soit complexe ou populaire, sans jamais faire prévaloir l’un sur l’autre. Un paradigme qui compte manifestement beaucoup pour Rosilio.

Sans avoir l’air d’y toucher, puisque l’âme incontestable de ce grand format prône le travail collégial, Yoram Rosilio se révèle être l’un plus intéressants parmi les leaders de grands ensembles francophones. Cela s’exprime avec davantage de facilité depuis que Le Fondeur de Son, label exigeant et fureteur, soutient le développement au long court du tentet. Les arrangements de « Abidat ’Rma », où l’on songe d’abord à une danse afro-cubaine avant de plonger dans les terres avec une ligne de crête piano/basse intenable, constituent un brevet de solidité. L’ARBF garde, quoi qu’il arrive, son ton gouailleur, à l’image de « Dance in The Cave of Bou Jeloud », venu tout droit du Rif. Mais l’élégance de Rosilio et sa bande impose une grande cohérence dans un propos qui s’affirme comme l’un des plus aboutis du moment.

par Franpi Barriaux // Publié le 8 avril 2018
P.-S. :

Yoram Rosilio (b, comp, dir), Jean-Brice Godet (cl, bcl), Rafael Koerner, Eric Dambrin (dms), Paul Wacrenier (p), Jean-Michel Couchet (ss, as), François Mellan (sousa), Florent Dupuit, Benoit Guenoun (ts, ss), Jerôme Fouquet, Nicolas Souchal (tp)

[1Lire notre Interview.