Chronique

Antoine Berjeaut

Wasteland

Antoine Berjeaut (tp, flh, fx), Mike Ladd (voc), Jozef Dumoulin (cla), Stéphane Kerecki (b), Fabrice Moreau (dms), Julien Lourau (ts, 1,2,9,11)

Label / Distribution : Fresh Sound Records

Membre du Surnatural Orchestra et de la Société des Arpenteurs de Denis Colin, le trompettiste Antoine Berjeaut signe avec Wasteland un premier album à l’univers capiteux et singulier. La forte personnalité de son quartet, où se croisent le contrebassiste Stéphane Kerecki et le claviériste Jozef Dumoulin, instaure un climat d’une rare intensité que souligne à merveille Mike Ladd, poète libertaire qui cristallise ce voyage.

Wasteland est un entre-deux onirique où une électronique charnelle dessine les contours d’un jazz fiévreux. Un paysage en apparence désolé qui fourmille de détails, à l’image des photos de Liepajas (Lituanie), qui illustrent la pochette : un lieu post-industriel où la nature reprend peu à peu ses droits et où chaque corrosion, chaque érosion flamboient d’une lueur particulière. Le batteur Fabrice Moreau, qui forme avec Kerecki une paire très coloriste, assure sur le magnifique « Volga to Mississippi » un groove solide que Dumoulin vient caresser de friselis bouillonnants de tristesse. Les effets de pédales et l’archet de la contrebasse se confondent, la voix charrie des pierrailles que l’émotion fragilise. L’influence ardente de soufflants bidouilleurs comme Don Elis est revendiquée, mais la présence de Mike Ladd en accentue les contrastes, comme une image qu’on solarise. Voici l’atmosphère construite dans la suite « Slow Motion ». Berjeaut y invite Julien Lourau pour l’accompagner au ténor dans un troublant mouvement répétitif. Il plonge tout droit dans les racines hip-hop du poète.

Depuis plusieurs années, cet Américain installé à Paris trimballe son spoken word débraillé au côté des jazzmen. On se souvient d’un récent album autour de Bill Evans avec Emmanuel Bex, et même, plus loin de nous, d’un pamphlet anti-guerre avec Vijay Iyer, In What Langage. Exception faite du très personnel Sleeping In Vilna, où Ladd s’épanchait en liberté avec d’autres improvisateurs, Wasteland est peut-être la première immixtion d’un musicien au plus profond de son univers. Avec l’acide « High », on est loin du cliché du slammeur à la voix caverneuse. On titube plutôt dans un songe saturé d’électricité où l’on croira trouver quelques rhizomes d’Infesticons, qui fut son tribut aux années 2000. Même quand il laisse le quartet continuer son voyage seul (« Balcony »), sa voix persiste comme un voile qui se pose sur le Fender de Dumoulin, toujours illuminé par le timbre de Berjeaut.

Remarquable metteur en son, Antoine Berjeaut sait également jouer avec les images. Pas un instant sans qu’on soit projeté dans un univers en expansion. Wasteland est un lent travelling halluciné contant une histoire aux contours volontairement confus mais passionnants. Une virée contemplative sur des rives en déshérence d’une beauté incongrue qui réveille l’imaginaire. Il ne s’agit ici ni de jazz, ni de hip-hop - ou alors de tout cela à la fois. Quelque chose en tout cas qui s’écrit loin des grammaires et pousse comme du chiendent en dehors des sentiers battus. Une musique qui s’impose par son intensité et son épanouissement, et qui n’a pas peur de se s’épancher. L’imaginaire des terrains vagues qui restent à défricher.