Scènes

Antonin Leymarie - Cercles/Fictions

Le batteur Antonin Leymarie, qui compose régulièrement les musiques des spectacles de Joël Pommerat, a repris celle de Cercles/Fictions à l’Atelier du Plateau, à Paris : le temps d’un soir seulement, il a fait vivre ce répertoire sur scène comme un objet autonome.


Le batteur Antonin Leymarie, qui compose régulièrement les musiques des spectacles de Joël Pommerat, a repris celle de Cercles/Fictions à l’Atelier du Plateau, à Paris : le temps d’un soir seulement, il a fait vivre ce répertoire sur scène comme un objet autonome.

C’était un rendez-vous à ne pas manquer pour qui aime le théâtre : Cercles/Fictions est un spectacle créé par Joël Pommerat il y a deux ans aux Bouffes du Nord à Paris. Plusieurs histoires, époques et personnages s’entremêlent : un chevalier du Moyen Âge voit sa foi remise en cause, des cadres moyens suivent des séances de coaching pour apprendre à se mettre en valeur et retrouver un travail, un groupe d’étudiants sous cannabis ou champignons s’égare dans la forêt, un jeune homme ambitieux se retrouve contraint de coucher avec des clochardes pour obtenir ce qu’il veut, un messager reçoit l’ordre de traverser les lignes ennemies pendant la Première Guerre mondiale alors que ses supérieurs, eux, sont confortablement installés dans une maison bourgeoise réquisitionnée, un maître avoue à son valet son amour…

Antonin Leymarie © Franpi Barriaux

Il s’agit pour Pommerat de mettre en scène les rapports de pouvoir qui s’instaurent entre les individus en temps de crise, et de voir comment la frontière entre la fiction et la réalité s’atténue peu à peu… La musique est essentielle à un tel discours, et elle parcourt le spectacle de bout en bout, créant des ambiances qui inquiètent la perception. Pommerat est passé maître dans l’art de brouiller les pistes ; grâce à ses lumières (Eric Soyer) et à ses artifices olfactifs, Cercles/Fictions est un chef-d’œuvre de trouble narratif. Le cheval qui monte sur scène est-il réel ? Le bois peuplé d’êtres mystérieux ? Les clochardes des sorcières tout droit sorties de Macbeth ?

Musique, lumière, mots et mise en scène sont ici inséparables. Il n’est que de lire le texte pour voir qu’il ne se suffit pas à lui-même ; chaque élément scénique est indissociable des autres. Dès lors, comment extraire la musique ? Antonin Leymarie n’a pas réécrit la partition enregistrée pour le spectacle, mais joué en entier les morceaux sélectionnés alors que Pommerat les avait découpés et morcelés pour les besoins de la scène. Ainsi, le jour du concert, la musique n’était plus au service que d’elle-même.

On était venu en nombre à l’Atelier du Plateau écouter des musiciens que l’on a vus, en plus d’Antonin Leymarie, au sein du Surnatural Orchestra : Boris Boublil (piano), chez Louis Sclavis : Olivier Lété (basse), chez Vincent Courtois ou récemment en solo : Jeanne Added (voix), avec Gaspard LaNuit et dans OK : Guillaume Magne (guitare), et dans le MegaOctet d’Andy Emler : Thomas de Pourquery (voix), invité pour deux chansons. Si tous ces musiciens viennent du jazz, aucun d’entre eux ne s’y tient. Tous vagabondent entre rock, pop, chanson… Ce soir, ils nous plongent dans un univers pop mélancolique presque lounge aux mélodies lentes et étirées, à moitié aveugles, comme si elles ne faisaient que préfigurer le paysage qu’elles cachent. Derrière le rideau pourrait se jouer un film de David Lynch ou Jim Jarmusch, et l’on pense aux musiques de film - ou aux musiques qui se rêvent (à raison) filmiques telles que celle de Limousine ou, dans un tout autre genre, du pianiste Stéphan Oliva. Et si montées en puissance et parties de voix donnent furieusement envie de lever le voile, la bande-son de Cercles/Fictions réussit la prouesse de tenir debout, d’être entière malgré tout. Comment ? Parce qu’elle ne circonscrit pas son univers. Chacun est plongé dans sa propre forêt, monte son propre cheval, livre ses propres batailles.

La matière de l’ensemble est à la fois compacte et ouverte ; les sons se fondent les uns dans les autres, comme dans la pièce se superposent réalité et fiction, présent et passé. Jeanne Added ne chante pas sur tous les titres mais, le cas échéant, soit sa voix se confond avec les instruments, soit elle s’en détache radicalement pour, par exemple, chanter/dire un poème. Seul, en rappel, son duo avec Thomas de Pourquery met l’accent sur leurs deux chants comme le ferait un groupe de pop/rock classique. Très bonne idée d’ailleurs : les deux amis excellaient déjà sur l’EP solo de Jeanne Added (sorti sur le label Carton) avec « I Carry Your Heart », et auraient bien tort de ne pas recommencer.

Le magma ordonné que constitue la musique de Cercles/Fictions est constamment en mouvement : comme la pièce elle-même, il se déplace de paysage en paysage et donne naissance à une multitude de sensations. Un magnifique début de résidence à l’Atelier du Plateau pour Antonin Leymarie, qui revient le 6 avril 2012 avec un sextet acoustique et le 16 juin avec le Magnetic Ensemble, transe minimale portée par 3 percussions, 2 synthés et 1 voix.