Chronique

Archie Shepp

I Hear The Sound

Archie Shepp + grand ensemble

Label / Distribution : Archie Ball

L’assassinat de George Jackson, militant du Black Panther Party, par les gardiens d’une prison d’État californienne mettait, en 1971, le feu aux poudres alors que le Mouvement pour les droits civiques dénonçait des idéologies et exactions dont l’administration carcérale était un véhicule parmi d’autres. A peine une vingtaine de jours plus tard, des centaines de détenus de la prison d’Attica, à l’autre bout du pays, provoquaient une mutinerie, prenant en otage des gardiens jugés racistes et considérés comme en partie responsables de conditions de détention inacceptables. Ces émeutes, violentes et meurtrières, furent relayées par de nombreux artistes. Charles Mingus s’en inspira pour « Remember Rockefeller At Attica », Archie Shepp en fit un pamphlet devenu un classique du jazz, Attica Blues.

Ce faisant, il réunissait pour la première fois sous son nom un ensemble élargi, auquel participèrent plusieurs acteurs importants de la scène avant-gardiste tels Dave Burrell, Jimmy Garrison, Clifford Thornton ou Marion Brown, des boppers (Billy Higgins, Cal Massey…) ainsi que des musiciens ayant autant d’affinités avec le jazz qu’avec la soul, comme Cornell Dupree ou Jerry Jemmott. Une volonté, donc, de métisser sa musique pour faire entendre le cri d’un peuple uni à défaut d’être intégré.

Quarante ans plus tard, heureusement, le contexte n’est plus tout à fait le même, mais le rêve de Martin Luther King demeure une utopie, et le répertoire composé par Shepp en 1972 est toujours d’actualité. Les morceaux d’I Hear The Sound proviennent de trois concerts donnés entre 2012 et 2013 par une autre grande formation réunie par Shepp. Celui-ci s’est entouré de ses compagnons de route habituels (le pianiste (Tom McClung ou Jimmy Owens, par exemple), mais aussi, cette fois, d’un grand nombre de musiciens issus d’une génération pour laquelle Attica Blues fait figure de monument historique. Shepp n’a que faire des frontières, qu’elles soient géographiques, stylistiques ou générationnelles. Cet orchestre lui ressemble, et c’est en hôte accueillant qu’on l’entend ici, lui qui n’a jamais hésité à habiter la musique des autres. Il habite d’ailleurs tout autant la sienne, avec une voix et un son uniques qui, s’ils ont un peu changé au fil du temps, ont conservé leur indispensable mélange de hargne et de fébrilité. Il chante le blues comme hier, déterminé, et strie ses poignantes compositions de phrases tranchantes qui dressent un pont entre les musiques populaires afro-américaines et le free jazz, et perpétue l’héritage d’un peuple habitué à mettre de la joie dans les évocations de sa tristesse.

Le sujet est grave, bien sûr, mais qu’est-ce que ça swingue ! Les compositions sont telles que le temps ne saurait les altérer, et l’orchestre sait en restituer la magie en alliant une mise en place impeccable à une certaine forme de rusticité, d’authenticité. On pourrait craindre que ce répertoire émouvant perde de sa superbe à travers cette réinterprétation. Ce serait sans compter sur les talents conjugués d’interprètes qui connaissent leurs classiques sur le bout des doigts, et sur l’exigence du maître des lieux, lequel a enrichi le répertoire original de plusieurs pièces : « The Cry Of My People », autre hymne dynamité par Ambrose Akinmusire, « Come Sunday », tiré de la suite Black, Brown & Beige de Duke Ellington, ou encore « Arms », « Mama Too Tight », « Déjà-Vu », « The Stars Are In Your Eyes » et « Ujaama », ces deux derniers titres étant exclusivement disponibles en téléchargement sur le site du label de Shepp, Archieball.

Le programme a évolué mais la musique reste brûlante et les mots glaçants :

“I would rather be a plant than a man in this land
I would rather be a plant on this land
You can transplant a plant and it can grow free
But the man that’s been transplanted can’t.
So you can see why I’d rather be a tree with branches and leaves and grow free
If man had a choice before he is exploited then his offspring would do more than breathe
Isn’t that a shame.”

par Olivier Acosta // Publié le 14 avril 2014
P.-S. :

Archie Shepp (ts, ss, voc, comp, cond), Jimmy Owens (cond), Stéphane Belmondo (tp), Izidor Leitinger (tp), Christophe Leloil (tp), Olivier Miconi (tp), Raphaël Imbert (as), Olivier Chaussade (as), Francois Théberge (ts), Virgile Lefebvre (ts), Jean-Philippe Scali (bs), Sébastien Llado (tb), Simon Sieger (tb), Romain Morello (tb), Michaël Ballue (tb), Manon Tenoudji (vl), Steve Duong (vl), Antoine Carlier (viola), Louise Rosbach (cello), Amina Claudine Myers (p, voc), Tom McClung (p), Pierre Durand (g), Reggie Washington (b), Famoudou Don Moye (dms, congas), Marion Rampal (voc), Cécile McLorin Salvant (voc), et sur « The Cry Of My People » : Ambrose Akinmusire (tp), Darryl Hall (b), Jean-Claude André (cond)