Scènes

Avignon Jazz, un 26e tremplin contrasté

Retour sur la 26e édition du festival de jazz de la Cité des Papes.


Sarah McKenzie © Claude Dinhut / TJA

Et de 26 pour la manifestation qui désormais s’appelle « Avignon Jazz Festival ». Cette édition marquait le retour du conseiller artistique Michel Eymenier, un des fondateurs (avec Jean-Paul Ricard) du Tremplin Jazz. Quatre têtes d’affiche, deux groupes émergents (lauréats de l’édition précédente) et six groupes candidats au concours se sont succédés sur la scène du Cloître des Carmes du 2 au 6 août.

L’élégance vocale et pianistique de Sarah McKenzie a plongé la soirée d’ouverture dans une « Douce Ambiance ». La sensation australienne jazz du moment et son 4tet ont conquis un public venu nombreux découvrir le répertoire de son tout nouvel album, Paris In The Rain (Impulse !). Entre reprises (« Little Girl Blue », « I Won’t Dance ») et compositions (« That’s It, I Quit », « Don’t Tempt Me », « Paris In The Rain »), la pianiste-chanteuse (à moins que ce ne soit l’inverse, mais peu importe) distille un jazz classieux, servi par un impeccable casting : Hugo Lippi à la guitare, le (trop rare) contrebassiste Pierre Boussaguet et le batteur hollandais du tout premier groupe de Jamie Cullum, Sebastiaan de Krom.

Sarah Mckenzie © Claude Dinhut / TJA

Comparée – à tort - à Diana Krall, le style et le timbre de Sarah évoquent davantage Stacey Kent et Blossom Dearie, tant dans les compositions en franglais (« Paris in the Rain ») que dans le côté ingénu qui se dégage de son interprétation. L’écriture, domaine de prédilection de Sarah, est sa force : ses originaux sonnent comme des « instant classics » et font preuve de grande maturité. Bref, on passe un délicieux moment, même si le tout est bien trop lisse et que l’émotion manque au rendez-vous.
La première partie était assurée par le pianiste Amaury Faye et son trio, prix du meilleur instrumentiste 2016. Un an et un album plus tard, on a plaisir à retrouver le groupe dont la musique s’est enrichie, toujours entre tradition et modernité, entre standards et compositions.

Place au Tremplin : un certain jazz

Deux jours durant, six groupes venus de France, d’Allemagne et de Belgique ont concouru dans le cadre du Tremplin Européen. Outre le contraste flagrant avec le jazz éclectique programmé dans le cadre du festival, on a pu constater un certain manque d’homogénéité tant dans la configuration que dans la musique proposée cette année, oscillant entre jazz / rock progressif (Walter Sextant / Raphael Herlem Sextet), et free jazz (Own Your Bones / Thunderblender), le groupe belge ODIL se situant entre les deux tendances. Seul Haberecht 4, jeune 4tet allemand de la saxophoniste Kerstin Haberecht, tire son épingle du jeu avec des compositions à contre-courant. Le groupe prend le temps d’exposer et de développer ses thèmes avant toute improvisation, les chorus de Kerstin à l’alto et au soprano brillent de musicalité dans un jeu qui rappelle tantôt celui de Kenny Garrett, tantôt celui de Miguel Zenón (« Lullaby For M »), deux influences majeures de la saxophoniste. A noter aussi un brillant et mélodieux solo de contrebasse ainsi que le jeu de Lukas Moriz au piano, dans la veine d’un Aaron Parks. La musique est posée, élégante et intimiste mais sait être énergique, comme l’exposé up tempo et « free » du dernier morceau. Haberecht 4 repartira bredouille mais enrichi de cette expérience ; enorgueilli des nombreux encouragements chaleureux reçus après leur performance (« la plus belle des récompenses », nous confiera Kerstin).

Own Your Bones (Grand Prix du Jury) ©, Claude Dinhut / TJA

And the winners are…
Après Kyle Eastwood en 2016, le jury de cette année était présidé par le pianiste Thomas Enhco, programmé au festival en 2015.

Grand Prix du Jury :
Own Your Bones. Le 4tet allemand remporte deux jours d’enregistrement au Studio La Buissonne (partenaire de l’événement) et assurera la 1re partie d’une tête d’affiche de l’édition 2018 du festival. Notons au passage que le saxophoniste du groupe, Jonas Engel, a gagné ce même prix avec un autre groupe, Just Another Foundry en 2016.
Prix du Public : Walter Sextant (France)
Prix du Meilleur Instrumentiste : Sam Comeford, saxes basse et ténor (Thunderblender, Belgique).
Prix Sacem de la Meilleure Composition : Rémi Savignat (guitariste de Walter Sextant)

Andy Emler © Claude Dinhut / TJA

Andy Emler sous un Clair de lune

Délicieux moment de musique, d’humour et de poésie avec Andy Emler, version piano solo venu présenter « My Own Ravel ». A l’origine de ce projet, le spectacle « Ravel » d’Anne-Marie Lazarini, d’après le roman du même nom de Jean Echenoz (2006, Editions de Minuit) mis en musique et interprété par Andy. Voyage basé sur un Maurice Ravel imaginaire, Andy Emler confie au public : « jouer à la Ravel dans un festival de jazz, c’est pas gagné ! » Et pourtant, il fait mouche et décloisonne les styles, de Debussy à Chopin en passant par Fauré. De Maurice, ou « Momo » comme aime à l’appeler affectueusement Andy, on n’entendra qu’une évocation délicieusement sombre du boléro (imaginée par Andy himself, d’après une anecdote sur un triste épisode de la vie de Ravel), ponctuée d’un « Lucy In The Sky With Diamonds » qui n’échappera pas à l’oreille des plus avertis. D’autres citations malicieuses suivront, de « Pavane » à « Ne me quitte pas ». Andy est un conteur hors pair : chaque pièce est ponctuée d’anecdotes et c’est un Ravel sous un autre jour qui se dévoile (« unravel » en anglais… tiens donc !) sous ses dix doigts.

Thomas de Pourquery & Supersonic © Claude Dinhut / TJA

Changement de plateau et changement d’ambiance avec le groupe d’un musicien qu’Andy connaît bien puisqu’il a joué dans son MégaOctet : le saxophoniste Thomas de Pourquery.
Avec Supersonic Thomas présentait sur scène Sons Of Love, sorti en 2017 sur Label Bleu. Un jazz cosmique et onirique (l’idée de cet album est venue à Thomas dans un rêve) aux confins de la pop, joué par six garçons dans le vent dont un pupitre saxes alto, ténor (Laurent Bardainne) et trompette/bugle (Fabrice Martinez) qui chantent aussi (« We Travel The Space Ways », « Simple Forces », « Sons Of Love »…) Pour colorer cet univers, nul autre que le batteur Edward Perraud, fidèle complice de Thomas. Si les interventions pianistiques d’Arnaud Roulin restent discrètes, saluons deux beaux chorus de sax ténor et un flamboyant solo de bugle. Le set soutenu, les ambiances planantes, les jeux de lumière et les gargouilles qui veillent sur la scène ont tôt fait d’embarquer le public dans le rêve de Thomas : nous sommes tous des « Sons Of Love ».

Robert Glasper Experiment à Avignon : une première… et une dernière.

Robert Glasper en clôture du festival, autant dire qu’il y avait de quoi se réjouir. Ses fans attendaient beaucoup de son passage à Avignon… sans doute beaucoup trop. Le pianiste texan et son groupe, que le monde du hip hop, R’n’B et nu-soul s’arrache, ont assuré le minimum syndical musical. Première déception : point de Mark Colenburg à la batterie (remplacé par Justin Tyson) ni de Derrick Hodge (remplacé depuis quelques temps par Burniss Earl Travis II, entendu aux côtés de Jacky Terrasson) à la basse électrique, LA section rythmique de l’Experiment. DJ Sundance ne sera pas de la partie non plus… Casey Benjamin (saxes alto/soprano, chant/vocoder), « l’âme » du groupe, est bien présent.
Glasper annonce que cette date est la dernière de leur tournée européenne et qu’ils vont jouer des titres peu ou rarement joués ensemble. Soit. Commence alors un premier morceau plutôt expérimental, en impro totale, histoire de faire le son (car les musiciens, pourtant arrivés la veille, ne sont pas venus aux balances). On se dit que c’est plutôt bien parti mais la suite se délite au fur et à mesure, les musiciens sont (littéralement) absents du plateau. Seul le guitariste Mike Severson, nouvelle recrue de l’Experiment, sauve la mise grâce à chacun de ses solos. Le groupe, qui nous a habitué à beaucoup mieux, ose une pitoyable reprise de « Roxanne »… le public, ne sachant pas sur quel pied danser, n’est pas dupe mais reste poli. Et puisque le pianiste et ses acolytes sont visiblement déjà en vacances, pourquoi diable se fendre d’un rappel ?

Saluons la performance, en 1ère partie de Just Another Foundry , lauréat du Grand Prix du Jury 2016. « Chaud-bouillant » de ses deux jours d’enregistrement aux studios La Buissonne, le trio allemand au jazz expérimental incisif a indubitablement sauvé la soirée. Espérons que le Mistral, présent ce soir-là, réussira à chasser de ses rafales l’amertume laissée par « l’expérience Glasper » chez beaucoup de spectateurs. Il en faudra tout de même plus pour empêcher les gargouilles du Cloître des Carmes d’hiberner en toute sérénité jusqu’à l’édition 2018…