Scènes

Banlieues Bleues 2004


Soirée d’ouverture

6 mars 2004, MC 93, Bobigny :

DJ Spooky “That Subliminal Kid” (pl, élec)

Sun Ra Arkestra [Marshall Allen (lead, as, fl), Art Jenkins (voc), Charles Davis (bs), Yahya Abdul Majid (ts), Noel Scott (as), Michael Ray, Fred Adams (tp), Dave Davis, Tyrone Hill (tb),
Dave Hotep (g), Elson Nascimiento (perc), Bill Davis (b), Luqman Ali (dm)]

« Souls Within the Veil" [Craig Harris (lead, comp, tb), Chico Freeman (ts), Oliver Lake (as), Hamiet Bluiett (bs), Don Byron (cl, ts), Hugh Ragin (tp), Graham Haynes (cnt), Jaribu Shahid (b), Billy Hart (dm), Kahil El Zabar (perc)]

Paul Miller, alias DJ Spooky, a toujours voulu se mêler de tout. Diplômé d’une grande université du Maine (Bowdoin), c’est en jeune urbain branché qu’il intègre ensuite la scène new-yorkaise. Sa tactique : s’associer à tout le monde et parler de sa musique en citant mille références philosophiques (Foucault, Derrida) dont il sait que ses jeunes fans new-yorkais ne peuvent pas les conn aître. Loin d’être « subliminal », il est omniprésent, et semble aimer faire parler de lui. Se voulant le DJ-artiste par excellence, après avoir écumé toutes les scènes de musique électronique, il devait forcément finir par appliquer sa stratégie de conquête en pénétrant le monde du free jazz. Certes, si des musiciens tels que Matthew Shipp ou Joe McPhee l’ont invité à jouer avec eux, c’est qu’ils y voyaient un certain intérêt. Mais je soupçonne néanmoins ce platiniste de s’intéresser davantage à son aura et à sa position dominante dans les mouvements underground qu’à la musique elle-même.

Sun Ra Arkestra © L. Abécassis

Et le voilà qui ouvre l’édition 2004 de Banlieues bleues, en première partie d’un des orchestres les plus déterminants de l’histoire du jazz, le Sun Ra Arkestra. Après un bref discours sur la grande diversité des styles qu’il pratique (quelle modestie !) il rentre dans son jeu habituel de breakbeats écrasants et de scratches menaçants qui semblent moins destinés à faire naître l’envie de danser qu’à créer une atmosphère mystique, voire « ésotérique ». Sur l’écran, derrière un lui, un kaléidoscope des drapeaux du monde : son ambition a donc pris des proportions internationales… Mais ce mélange de styles, censé prouver son ouverture d’esprit et sa spontanéité, semble au contraire forcé, calculé.

Sun Ra Arkestra © L. Abécassis

Le jeu du Sun Ra Arkestra, en revanche, s’avère beaucoup moins artificiel. Sous la direction de Marshall Allen, un des plus fidèles compagnons du regretté pianiste extraterrestre, l’orchestre pratique un funk céleste digne de son ancien maître. En hommage à celui-ci, l’Arkestra joue sans piano. Certains de ses membres sont particulièrement impressionnants, notamment Charles Davis au baryton : ses riffs puissants et graves procurent une base solide aux improvisations moins contrôlées de ses camarades. Voir le groupe en concert - et pour moi qui ai tant écouté les disques, c’était la première fois - confirme l’originalité de cet ensemble : jouer du free jazz sans prétention, contrairement aux autres grands orchestres du genre. Malgré les notes perçantes, la musique de l’Arkestra demeure fondamentalement profondément ancrée dans le groove, faite pour danser. Ainsi, à quelques mois de son quatre-vingtième anniversaire, Allen montre l’exemple : il passe presque tout le concert debout, dansant sur ses propres exclamations d’enthousiasme tout en désignant les solistes, comme feu son maître. Bref, l’Arkestra démontre qu’il n’a pas perdu sa maîtrise des sonorités les plus enfiévrées et interplanétaires. Leur finesse naturelle paraît encore plus évidente lorsque Spooky vient rejoindre les musiciens sur scène pour le dernier morceau du set. Outre une brève et honorable tentative pour jouer un blues en douze mesures aux platines, le DJ ne change rien à son style, ne fait rien pour s’adapter à l’extase de l’Arkestra : il reprend tout simplement le même jeu atmosphérique, délibérément cryptique, montrant ainsi que son jeu est aussi figé, glacé, que celui de l’Arkestra est naturel.

Sun Ra Arkestra © L. Abécassis
Pour terminer cette soirée d’ouverture, le tromboniste Craig Harris présente une création commandée par le festival, intitulée « Souls Within the Veil ». Dédiée à W.E.B. DuBois, l’intellectuel afro-américain dont l’ouvrage The Souls of Black Folk (1903) est un important essai sur l’identité afro-américaine, ainsi qu’aux regrettés Malachi Favors et Sam Furnace, cette suite permet à ces musiciens fameux de montrer tout l’étendue de leurs capacités. Les thèmes des différents mouvements sont relativement dépouillés, l’expressivité venant plutôt des tempos constamment changeants. Les sensibilités complémentaires, sinon contrastées, des musiciens accentuent la grande diversité d’émotions que l’ensemble a su rendre dans son jeu. Le contraste le plus remarquable reste peut-être celui qui oppose la solennité de Harris et l’enthousiasme débordant de Don Byron à la clarinette : tandis que les soli du premier sont souvent sobres, pensifs, le second s’abandonne à des improvisations joyeusement triomphantes - celles, semble-t-il, de l’affranchissement. Par les transitions pleines d’aisance entre lamentos et optimisme, cette composition ne peut que rappeler « The Black Saint and the Sinner Lady » de Charles Mingus.