Scènes

Banlieues Bleues 2006 [3]

Troisième et dernier volet consacré à l’édition 2006 du festival Banlieues Bleues, auquel Citizen Jazz a une nouvelle fois eu le plaisir d’assister.


Ici ce sont l’Afrique, ses cultures, ses peuples, ses couleurs et ses musiques qui sont à l’honneur, à presque à chaque concert…
Cette ouverture à l’Afrique nous apporte sur un plateau des révélations comme Yaron Herman et Soweto Kinch.

  • 31 mars 2006 - Soirée de Yaron Herman. Découverte de Soweto Kinch
    Newtopia Project :

Raphael Imbert - as, soprano sax
Zim Ngqawana - ts, fl
Yaron Herman - p
Stéphane Caracci - vib
Simon Tailleu - cb
Cédric Bec - dr

Le projet Newtopia est le fruit de la rencontre en 2004 entre Raphael Imbert, Zim Ngqawana et Yaron Herman suite à la représentation du projet « Amkoullel, l’enfant peul » par le Nine Spirit de R. Imbert.

R. Imbert (courtesy of J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes, D.R.)

Il s’organise autour d’une composition de Z. Ngqawana, saxophoniste sud-africain, et d’une suite de R. Imbert très inspirée par l’Afrique - une suite élégiaque en quatre parties : « Ouverture », « Ancêtres », « Regard vers la lumière », « Eternité douce-amère ».

Le concert commence par « Resolution » de Ngqawana dans une atmosphère vaporeuse mêlée de sonorités africaines, jazz et musiques ethniques. L’atmosphère rappelle aussi le début de « Om » de John Coltrane : Ngqawana joue de la flûte traversière par un simple embout. Le souffle émis par l’instrument, la batterie aux sonorités de tam tam, le tapis sonore du xylophone et le côté ethnique évoquent un rituel, et, inévitablement l’Afrique à travers des scènes de la vie quotidienne. Le décor est vite planté : on se sent entouré par la savane africaine. Cette introduction est un choix délibéré : le morceau crée une ambiance, le conte peut commencer…

On se retrouve brutalement projeté dans une ambiance de lutte pour la survie dans la savane grâce au ténor ravageur de Ngqawana, qui nous tire de la léthargie où on nous a plongés. La progression du saxophone et de la pièce, mêlée à une rythmique obsédante incluant piano et xylophone, font qu’on devient acteur de la pièce, telle la gazelle poursuivie par le lion. Bien sûr, on est la gazelle cherchant une issue, dont le sax ténor évoque le souffle haletant, tandis que le sax alto rappelle le bruissement des végétaux dans la course et la batterie le pas précipité,à la fois lourd et agile, du lion tueur.

Le morceau est délicieux et très évocateur : le ton est coltranien (free period) sans excès. La tension retombe sous les souffles de la flûte et du saxophone comme à la fin d’une course-poursuite : la gazelle est tirée d’affaire, le lion s’est trop vite épuisé. Le batteur caresse ses peaux, la gazelle trotte, aux aguets. Ngqawana reprend alors sa flûte et un nouveau décor est posé.

Le calme n’est pour autant pas revenu : Yaron Herman met son piano en état de discorde, Ngqawana rugit dans son ténor. Paniqués, les animaux qui ont été témoins de l’action s’éparpillent en gardant un œil sur l’animal épuisé qui fait mine d’attaquer ailleurs, comme pour prendre sa revanche. Puis le calme revient, la cohésion du groupe est excellente : on sent une vraie vie dans cette œuvre.

Les deux saxophonistes ont des sonorités très différentes. Tranchante comme un coup de griffes de lion, celle de Raphaël Imbert est empreinte d’une certaine froideur à la Garbarek, mais mêlée d’envolées lyriques tirées par l’énergie. Ngqawana a un son coltranien, velouté et profond, qui vient des terres. Raphaël Imbert est particulièrement expressif dans les phrases ascendantes et imprime une forte accélération à la densité de la musique. Le son est cohérent, posé, très rapide : il apporte une dimension de tension physique au groupe.

En reprenant sa flûte, Ngqawana fait baisser cette tension. La nuit tombe, les animaux s’endorment d’un œil. Sans extravagance technique, la musique perd de son expressionnisme mais gagne en douceur. Les musiciens s’expriment tour à tour, on réintègre le registre classique du jazz. Imbert, alto et soprano en bouche, souffle des cris alors que Ngqawana ravive la tension du début du concert avec des clins d’œil à ses origines. Il dégage une profonde musicalité.

Comme si les éléphants perturbaient la sérénité des animaux venus boire autour du lac. Une accalmie. Mais Herman veut lui aussi en découdre avec ces éléphants : il tourne autour d’eux. Ils le chassent, le lac est à eux. Le chorus de piano est tout simplement splendide. Son toucher très juste magnifie le décor et ses couleurs, et y ajoute un discours romantico-expressif. Herman sera la révélation de la soirée.

Y. Herman (courtesy of J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes, D.R.)

La pièce orchestrée est travaillée et répétée : chaque instrument s’exprime sur un canevas prédéfini. On est en plein dans un jazz modal post-hard bop, presque free. Nouveau et splendide chorus de Yaron Herman où se nouent mélancolie, cris, pleurs et lyrisme. L’éléphant patriarche se meurt, sa communauté le pleure. Par moments, le jeu du pianiste rappelle les suites de Keith Jarrett en plus concentré, en plus efficace. On distingue certains schémas d’improvisation comparables, et la même énergie lyrique.

Dans cette suite à orchestration naturelle, les mélodies - belles et simples - laissent libre cours à la plus grande expressivité des musiciens : toutes les émotions qui jaillissent proviennent de leur talent.

Hugh Masekela :

Ramapolo Hugh Masekela - tb, bugle
Ngenekhaya Mahlangu - sax
John Blackie Selolwane - g
Oakantse Koketso, Hendrick Moilwa - claviers
Arthur Tshabalala - claviers
Abednigo Zulu - eb
Sello Montwedi - dr
Francis M. E. Fuster - perc
+ invités : Yaron Herman, Soweto Kinch, Sonti D’Ebele

Le second concert de la soirée est celui du trompettiste Hugh Masekela ; qui a participé à la grande épopée du jazz sud-africain en jouant avec Abdullah Ibrahim, Kippie Moeketsi ou Jonas Gwangwa. A partir des années 60, on le retrouve en exil aux USA avec Harry Belafonte, qui l’aide à s’épanouir. C’est là que sa carrière décollera vraiment (on se souvient du hit « Grazing in the Grass »). Sa musique prend alors un tour commercial, ce qui lui permet de jouer avec Paul Simon tout en gardant une certaine distance avec le show business puisqu’on le retrouve avec Myriam Makeba, Dudu Pukwana et Fela Kuti.

Ce 31 mars 2006, Masekela présente sa musique et sa foi. Homme de rassemblement, il accueille sur scène des artistes européens tels que Yaron Herman et une découverte trop fugace : le saxophoniste anglais Soweto Kinch.

H. Masakela (courtesy of J.-M. Laouénan/Vues sur Scènes, D.R.)

Sur une musique soul électrique, calme, posée sur un groove profond, les voix entonnent un chœur peu amplifié qu’il faut tendre l’oreille pour entendre. Quelle impression étrange ! La musique cède le devant de la scène à un groove feutré, lointain et obsédant, prêt à jaillir tel un volcan ; on a l’impression que chaque instrument ralentit volontairement le tempo sans pour autant l’enrayer, comme si chacun chantait et jouait juste après le temps.

Sur une pièce presque disco, Masekela chante d’une voix rocailleuse qui fait monter la pression, prête à mettre le feu. Il danse à l’africaine, avec des gestes évocateurs, le sourire en coin tout en gardant son sérieux. C’est la grande classe, la tranquillité africaine, la puissance pleine d’assurance. Les musiciens sont en retrait, à l’image de la musique par rapport à la voix, sérieux sans rien laisser paraître, les yeux fermés pour certains.

Durant une courte période, Masekela laisse le temps au public de venir à lui. Mais les « culs blancs » sont timides ! Alors, il vient le chercher en le faisant chanter, en lui demandant de se lever, de danser… Remuez-vous ! Les rythmes sont entraînants et la guitare afro-beat ; une partie du public se laisse emporter par le démon de la musique.

Masekela chorusse sur sa trompette sans exhibition : son son est pur, chargé d’histoire et d’épaisseur. Masekela accueille ensuite Yaron Herman pour un discours trompette-piano émouvant puis chante l’Afrique du Sud avec Sonti D’Ebele et rend hommage à tous les hommes et toutes les femmes exploités en Afrique dans les mines ou dans les champs, condamnés à mort par la nécessité vitale de travailler, qu’ils soient de Johannesburg ou d’ailleurs. Sans oublier les victime des guerres. Ceux qui ont eu la chance d’aller en Afrique, que ce soit pour y vivre ou y rencontrer ses populations, dans le respect de ses nombreuses cultures, retrouvent dans les paroles et la musique engagées de Masekela des images marquantes, d’une beauté simple et inouïe.

L’arrivée de Soweto Kinch clôt le concert. Un seul chorus, malheureusement ! Ce saxophoniste nous surprend en quelques secondes par le son velouté et rond de son alto et par la percussion de son chorus, renversant d’imagination et de punch ! Encore une découverte !

Enfin tous les musiciens réunis sur scène rendent hommage à « Old Man » Mandela, le vénéré libérateur ! L’homme ! La « réussite d’une vie », comme dit Masekela… Masekela qui, là encore homme de rassemblement dans la lutte pour la liberté, rappelle que le 27 avril est le douzième anniversaire de la « Free Nation of South Africa ».

Si la musique du groupe (hors invités) ne comporte pas de joyau en soi, son exécution, la dévotion des musiciens pour leur leader et la voix de Masekela suffisent à nous entraîner loin, très loin, dans un voyage d’une grande émotion.

  • Saint-Ouen, 4 avril 2006
    « Scénario pour la régulation de l’injustice » :

John Tchicai - sax
Rodolphe Burger - g
Yves Dormoy - électroniques et sax
Antoine Berjeaut - tp
Vitold Rek - cb
Makaya Ntshoko - d

Scénario pour la régulation de l’injustice © H. Collon

John Tchicai, né en 1936, possède la double nationalité congolaise et danoise. A partir des années 60, à New York, il joue avec Roswell Rudd, Bill Dixon, Archie Shepp et Carla Bley. Il est surtout connu pour avoir participé aux œuvres du contrebassiste sud-africain Johnny Dyani, mais a aussi joué avec Coltrane et Albert Ayler, entre autres. Il a également vécu en France. C’est dire qu’il a pris activement part à la grande révolution du free jazz en tant que musicien et créateur en Amérique et en Europe.

John Tchicai © H. Collon

Un drôle de groupe pour un concert original…
Quelques présentations s’imposent.
Makaya Ntshoko est le plus méconnu des musiciens sud-africains exilés dans nos contrées. Il a été batteur d’Abdullah Ibrahim, Pepper Adams, Mal Waldron et Joe Mc Phee.

Guitariste posé et metteur en scène d’ambiances pétrifiantes, le Français Rodolphe Burger a mené le groupe Kat Onoma de 1987 à 2001. Depuis il poursuit une carrière en solo. Parfois qualifié d’intello pompeux, cet ex-professeur de philosophie surprend par ses relectures de compositions d’Hendrix, de Dylan ou des Stones.

R. Burger © H. Collon

Quelle diversité culturelle entre les musiciens présents ! En effet : le contrebassiste (Vitold Rek), lui, est polonais. Le projet doit donc faire cohabiter des éléments hétérogènes, de part les origines des intervenants mais aussi par leur génération : le trompettiste Antoine Berjeaut, qui entre alors sur scène, est de loin le plus jeune - pourtant, tous ces hommes partagent une même passion de la musique.

A. Berjeaut © H. Collon

Le concert débute sur une composition très écrite. Cette pièce crée une atmosphère vaporeuse qui pose un doute comme on pose une question. La deuxième composition achève d’installer l’ambiance. La mélodie est splendide et l’harmonie se crée autour de ce thème obsédant. Il règne une sorte de flottement poétique, comme si on se trouvait subitement transporté ailleurs, sans distinguer le chemin. Un peu comme un bateau au milieu de l’océan.

John Tchicai © H. Collon

Le projet semble difficile à mettre en place, et le trompettiste, sans cesse sur la brèche, cherche manifestement ses marques. Les compositions ne laissent aucune place à l’improvisation : les musiciens se cherchent comme si ils se demandaient qui va prendre la main. R. Burger ouvre une brèche : sa guitare aux sonorités rock - chorus courts et notes longues - dégage un feeling énorme. Il apporte alors un terrain d’entente à Tchicai et tous deux improvisent sur le troisième morceau, très bluesy. La conversation s’inaugure.

Même si l’ensemble n’est pas toujours carré, les samples de Dormoy finissent par mettre tout le monde sur la voie. Son intervention au sax intensifie l’atmosphère chaude instaurée par ce rock doux et harmonieux.

Y. Dormoy © H. Collon

Le batteur, qui n’était jusqu’alors qu’ombre de lui-même, embraye enfin sur le rythme binaire imposé par les samples, et Rek prend le soin de réaccorder son instrument avant d’entamer un solo de contrebasse de chambre tout en marmonnant et en chantant - probablement en polonais.

M. Ntshoko © H. Collon

Nous voilà partis ! Ces musiciens si différents parviennent à combler les creux par leur bagage culturel respectif, que chacun respecte et exploite à sa manière. Rodolphe « Patte de velours » Burger livre un version très personnelle du "Hey Baby » d’Hendrix, comme si lui aussi était sur la brèche, avec une sonorité évoquant parfois celle de Mark Knopfler, en plus musical. Sur cette pièce, malgré un jeu d’ensemble peu tranché au début, le groupe nous embarque dans un périple serein qui paraît trop court tant on voudrait continuer à voyager. Les samples, modernes, amènent l’auditeur à bon port via un clin d’œil rêveur.

Pour la cinquième pièce, Tchicai tient lui aussi à s’exprimer, à sa manière, seul parmi les soufflants. À son tour d’apporter une touche personnelle au projet. Expressif, il a un timbre inouï et son chorus fait référence au monde du free en mêlant énergie, dynamique et dissonances ; on pense à Ornette Coleman. Et on entre de plein fouet dans le monde du jazz. La guitare adopte un son métallique et déchiré. En alliant énergie et sonorités de velours, Burger est brillant dans son interprétation. Au cœur de cette tension naissante, Rek assure une ligne de basse dense, sans ambages.

Vitold Rek © H. Collon

Le tout dernier morceau du concert est emmené par une rythmique électro et un élan très rock dû à R. Burger. Sur un chorus de sax alto sans comparaison avec ceux de Tchicai, le son aigre de Dormoy semble détonner dans la synergie du groupe et fait malheureusement retomber la cohésion rendue qui a été si lente à venir.

R. Burger © H. Collon

Cette initiative ambitieuse, surprenante mais passionnante, doit tout au talent éclatant de R. Burger, à l’inspiration de Rek et à l’expérience de Tchicai. Les rares flottements auraient sans doute pu être gommés par un travail collectif plus approfondi. En tout cas, chez Citizen Jazz, on reste pantois…

Bunky Green - La grande classe :

Bunky Green - as
Eric Legnini - p
Rémi Vignolo - cb
Franck Agulhon - dr

En seconde partie de soirée, Banlieues Bleues accueille Bunky Green en formation européenne : le pianiste belge Eric Legnini vient prêter main forte au saxophoniste, officiellement prévu en trio avec le contrebassiste Rosario Bonnacorso et Frank Agulhon à la batterie. Bonnacorso est remplacé ce soir-là par Rémi Vignolo.

Né à Milwaukee en 1935, fanatique de Charlie Parker, Bunky Green accompagne Mingus en 1956 ; puis, exilé à Chicago, il joue avec tout le monde : Dexter Gordon, Dizzy Gillespie, Johnny Griffin, Randy Brecker, Roland Kirk…). Son jeu, qui se caractérise notamment par une fluidité et une vélocité élégantes, une sonorité brillante au service d’un swing souple, fait de lui une source d’inspiration pour les jeunes musiciens des années 90, particulièrement Greg Osby et Steve Coleman - lequel a d’ailleurs produit son dernier album (Another Place, chez Label Bleu, avec Jason Moran).

Bunky Green © H. Collon

Charismatique, Green entre sur scène. C’est sa première visite à Paris depuis 1995. On est tout de suite sous le charme de ce monsieur de 76 ans, souriant, et à la démarche vive. Sans chichis, Green entonne directement une de ses compositions. On est dans un style aux confins de bien d’autres : hard bop, be bop moderne, mainstream… À l’alto, B. Green possède un timbre impressionnant, un discours d’une vivacité stupéfiante et d’une grande clarté. Ce petit homme presque frêle prend des proportions artistiques de géant dès qu’il joue. Sa virtuosité est telle qu’on a l’impression qu’il emmène tout le groupe. Physiquement, il se fige, son visage se ferme, son buste devient quasi surdimensionné.

Le travail du trio européen ne se limite pas à bien accompagner le maître : il doit répondre à ses attentes et mettre en valeur sa musique. Détail peut-être rassurant pour lui : ses musiciens jouent ensemble dans le trio de Legnini. Et cette formation se met au service du sage. Legnini a parfaitement intégré la musique de Green. Ses doigts rappellent la technique infaillible de Chick Corea, et son jeu d’accords à la main gauche, celui de Mc Coy Tyner tant au niveau du style que de l’intensité dramatique. Très à l’aise, il étonne par l’intelligence de ses harmonies et sa clairvoyance quand il s’agit de deviner dans l’instant ce que la musique exige.

Franck Agulhon © H. Collon

Les deux musiciens jouent en communion totale. Naturellement, devrait-on dire, tant la rythmique est puissante et assurée. Posé et sans excès, Franck Agulhon déroule un tapis vigoureux et complémentaire du jeu de Vignolo qui soutient énergiquement le pianiste, deuxième leader du concert. Lui-même subjugué, voire en extase, Green observe le jeu de Legnini, le sourire aux lèvres et les yeux exorbités.

Green rend un hommage personnel au talent de ses accompagnateurs en déclarant que les musiciens européens n’ont rien à envier aux Américains. Qui, dans le public de Banlieues Bleues, avait le mondre doute sur le sujet ? Sans commentaire…

Eric Legnini © H. Collon

Conscient de l’intérêt qu’il suscite, Green agit en maître vis-à-vis du public comme de ses musiciens. Il se pose en scrutateur et a un sourire gentil pour chacun des musiciens ; il propose même à Agulhon de l’accompagner seul. Si le chorus sax-batterie qui en résulte n’est pas exceptionnel, il faut reconnaître qu’Agulhon fournit un accompagnement puissant et qui permet à Green de développer un discours brûlant.

Sur un « Blues in B Flat », c’est Legnini qui chorusse, tout en accords, de manière splendide et nuancée. À partir de cassures rythmiques qui relancent le pianiste et le saxophoniste, Agulhon délivre un accompagnement riche en sonorités sur les toms, puis un chorus combiné à un accompagnement qui se traduit par une jolie association tom/caisse claire. Sur la même lignée rythmique, Vignolo chorusse efficacement et énergiquement, avec l’épaisseur de sa sonorité propre, par des relances que le trio ne manque pas de saisir au vol. À l’affût des enchaînements de B. Green, Legnini poursuit l’aventure en reprenant ses schémas harmoniques pour les pousser plus loin et les enrichir. Là aussi, Vignolo est sur ses gardes : pas un faux-pas dans sa partie. Green est aux anges ! Et pour cause : le trio joue en pleine synergie avec lui et chacun s’exprime à travers la musique de Green sans renoncer à sa dimension personnelle. Green imagine des lignes chantantes et mélodieuses, les construit de façon inattendue avec une vivacité d’esprit qui étonne. On n’ose parler d’audace pour un musicien de cette trempe tellement le mot est faible.

Rémi Vignolo © H. Collon

On l’aura compris, ce concert fut d’une exceptionnelle richesse. Visiblement heureux, les musiciens partagent et proposent tout ce qui leur passe par la tête. Les ballades de Green - où l’on perçoit à l’occasion une touche d’errance - sont particulièrement touchantes. Chaque note est mesurée, émouvante. Le saxophoniste sait emprunter les chemins de la beauté sans jamais tomber dans la lourdeur ou des excès de lyrisme.

Pour finir, Green veut rendre hommage à Jackie McLean, décédé cinq jours plus tôt. Il déclare l’avoir entendu jouer « Round Midnight » un soir à New York, et avoir beaucoup apprécié la version. Il livre alors la sienne, en son honneur. Son hommage plein de larmes crie le sentiment d’injustice que lui inspire la mort de McLean. Un grand moment de jazz, de ceux qui donnent le frisson.

Devant ce geste magnifique, le public se tait, avec une pensée émue pour « Jackie ». Comme le reste du concert : un très grand moment de Musique.
Saluons Banlieues Bleues pour avoir convié ce musicien d’exception, trop rare en France. Décidément, la grande classe !

  • 7 avril 2006 - « LES ÉTHIOPIQUES » - Clôture du festival
    Trois concerts exceptionnels dans le cadre des « Éthiopiques ».

Pour la première fois, Banlieues Bleues accueille des musiciens et chanteurs éthiopiens. Certains, comme Mahmoud Ahmed ou Aster Awéké, viennent de temps en temps donner des concerts à Paris. Mais ces initiatives sont bien rares quand on connaît l’étendue des talents éthiopiens qui se déploient à Addis-Abeba. Là encore, remercions Banlieues Bleues pour cette heureuse initiative !

Les Ethiopiques ?<br>

« L’Ethiopie a été le théâtre d’une effervescence musicale sans égale, qui a jeté un véritable pont entre l’Afrique et la culture occidentale, avec un son qui n’existe nulle part ailleurs sur le continent. Quelle secrète alchimie a pu produire ces musiques fascinantes, aux voix survoltées et aux orchestres cuivrés, qui mêlent dans un groove haletant l’énergie primale du rock ou de la soul, l’abattage sophistiqué des big-bands de jazz et le charme hypnotique d’une musique pentatonique remontant à la nuit des temps ? » peut-on lire dans le Programme Banlieues Bleues 2006).

Les « Ethiopiques » sont surtout connues à travers la fameuse collection d’une vingtaine de CD dont Francis Falceto, directeur de cette fabuleuse série, explique que « l’improvisation n’est finalement pas si importante dans la musique éthiopienne. Les canevas musicaux ne varient pas trop. Seuls comptent les hurlements, brailleries et autres égosillements improvisés par les chanteurs qui pratiquent le double langage »sem-enna-werk« , l’alliage de la cire et de l’or, c’est à dire la capacité à sublimer le texte ».

Alors qu’est-ce qui séduit autant ici ?
Certes, ces musiques offrent peu de place aux improvisations. Mais elles s’appuient largement sur les cuivres (sax compris), emploient surtout la gamme pentatonique et sont en général basées sur des rythmes 6/8. Ces caractéristiques leur confèrent un arrière-goût funky, un côté entêtant, voire obsédant, agrémenté d’une certaine mélancolie joyeuse. Enfin, la musique est propulsée par l’énergie des chanteurs et par les variations des instrumentistes traditionnels.
Nous voici prêts à déguster le funk abyssin.

MOHAMMAD JIMMY MOHAMMAD TRIO avec HAN BENNINK :

Mohammad Jimmy Mohammad : voix
Messele Asmamaw : krar
Asnake Gebreyes : perc
Han Bennink : dr

Mohammad Jimmy Mohammad est un chanteur aveugle d’origine azmarie qui écume les cabarets d’Abbis-Abeba. Il est ici accompagné par un batteur hollandais bien connu pour son aura charismatique surdimensionnée et qui a parcouru avec son instrument tous les types de musiques à travers plus de quarante ans de carrière. Lorsqu’il entre en scène, Mohammad, maigre et soigné, est également flanqué du joueur de krar Asmamaw, qui le fait asseoir face au public et lui met le micro dans les mains. Alors Mohammad se met à chanter…

Sa voix pleine de trémolos nous transporte dès les premières notes. Ce chanteur groove naturellement, sans attendre d’aide de ses musiciens. Touchant, il bat la mesure de la main droite avec de grands gestes à la fois vifs et maladroits, tandis que la main gauche porte le micro à sa bouche. Visiblement tendu, il finit au bout d’un temps par nous gratifier d’un sourire éclatant et rit même d’entendre le public l’acclamer, scander les paroles avec lui.

Han Bennink, batteur de toutes les musiques, se tient d’abord en retrait, en sourdine (il pose une serviette sur sa caisse claire), puis se déchaîne à mesure que le groove l’envahit. Porté par son enthousiasme, il perd régulièrement ses baguettes, les lance dans le public, joue par terre, rue dans les cymbales, embrasse le chanteur (à qui il voue de toute évidence une grande affection)… Bref, il est en forme et très enthousiaste. Il fait même, à l’improviste, la promotion du CD qu’il a enregistré avec le trio de Mohammad.

Il est secondé au sein de la section rythmique par Gebreyes, qui joue d’une espèce de batterie éthiopienne soutenue par un trépied qu’il fixe sur ses genoux. Cet ensemble de percussions aux sonorités sourdes se compose de deux gros toms et de deux plus petits. Gebreyes joue des riffs obsédants qui aident vraisemblablement le chanteur et le joueur de krar à développer leur jeu énergique.

Au krar, Asmamaw fait sonner son instrument de manière époustouflante et développe un discours personnel autour de variations percussives ou mélodiques. Il n’improvise pas, son jeu se suffit à lui-même. Le krar ressemble à une lyre tenue du bras gauche. On la gratte de la main droite tandis que de l’autre on fait varier la tension des cordes pour faire ressortir la magnifique résonance des notes. Tel qu’Asmamaw en joue, cet instrument est un pur délice.

Le public, conquis, en réclame. Mohammad, qui paraît surpris par cet enthousiasme, rit de bon cœur. Belle leçon d’humilité et de musique.

GETATCHEW MEKURIA & THE EX + INVITÉS
(ÉTHIOPIE - PAYS-BAS) :

Getatchew Mekuria : ts, voix
Andy Ex : elg
Terrie Ex : elg
GW Sok : voix
Colin Mclean : el b
Katherina Ex : dr

Le saxophoniste ténor éthiopien Getatchew Mekuria, qui s’inspire des chants de son pays, traduit le shellela (diatribes célébrant le combat et l’héroïsme) en envolées cuivrées. Son chant est un mélange de sonorités arabisantes et africaines, avec un vibrato excessif autour de mélodies qui vont droit au cœur.

The Ex, groupe hollandais post punk, a déjà expérimenté en concerts autour des musiques traditionnelles avant de rencontrer les éthiopiens. L’allure de ses membres est très hétéroclite. La section de cuivres, rajoutée pour l’occasion, est calme, alors que les deux guitaristes, le bassiste et le chanteur sont gentiment déchaînés, au sens punk du terme. Très en place, le spectacle proposé est basé sur la musique traditionnelle éthiopienne, avec un mélange sage de sonorités binaires rock sur des gimmicks punks.

Si la collaboration The Ex/Mekuria semble surprenante au premier abord, elle est plutôt réussie ; rien de transcendant, tout de même, contrairement au concert précédent. The Ex se met au service de Mekuria avec une certaine réserve. On peut même dire que l’alliance entre punk-rock et swing de la corne de l’Afrique est bienvenue. Le mélange donne un côté moderne, voire pop, à la musique abyssinienne, et enrichit de couleurs chatoyantes le côté agressif du punk rock. Artistiquement parlant, on joue à fond « à l’éthiopienne », mais avec l’accent hollandais…

Sok scande des paroles plutôt noires dans le registre de Mark E. Smith (du groupe anglais The Fall), mais en moins intéressant. La batteuse, Katherina Ex, est discrète mais efficace. Son jeu tout en finesse apporte une rythmique parfaitement adaptée à la musique du groupe. De tous les musiciens présents, elle est la plus marquante.

Mekuria est coiffé d’une curieuse couronne de poils et vêtu d’un habit éthiopien encore plus bizarre, très coloré, jeté sur ses épaules. Il ne joue pas du sax : il chante avec son sax. Ses chorus ne sont pas lyriques mais marqués de respirations, comme dans le chant. Il raconte une succession d’histoires bigarrées, avec plus ou moins de force ou de retenue, un peu comme on narre un conte à un enfant. Dans ces histoires, la musique, douce, conserve un côté mystérieux et dense. Les intonations du sax présentent un mélange typique de musique éthiopienne et de modernité - un mélange sans égal dans son accomplissement et dans le plaisir qu’il procure.

EITHER/ORCHESTRA invite MAHMOUD AHMED & TSÈDÈNIA GÈBRÈ-MARQOS
ETHIOPIE-USA

Tom Halter : tp, bugle
Colin Fisher : tp, bugle
Joel Yennior : tb
Jeremy Udden : as , fl
Russ Gershon : ts, ssv
Kurtis Rivers : bs, fl
Leo Blanco : p
Rick McLaughlin : b
Pablo Bencid : dr
Vicente Lebron : congas, percv

Invités : Mahmoud Ahmed & Tsèdènia Gèbrè-Marqos : voix

Mahmoud Ahmed est le plus grand chanteur d’Ethiopie, la star emblématique des années 70, âge d’or musical du pays. Sa voix à l’incroyable tessiture, flamboyante et libre comme l’air, et ses chansons d’amour insensées, enfièvrent depuis bientôt quarante ans les nuits d’Addis-Abeba. Le public de Bobigny s’est certes régalé avec les deux premiers concerts de la soirée, mais il n’a qu’une hâte : l’entendre.

Le big band américain Either Orchestra connaît son métier et en maîtrise parfaitement les ficelles et techniques. Le concert commence façon « gala ». Le niveau est remarquable, les orchestrations et arrangements très réussis. Mais on s’ennuie assez vite tant c’est propre.

En dehors du leader, l’Either Orchestra regroupe des musiciens de niveau excellent. Russ Gershon, le leader, est meilleur arrangeur que saxophoniste soprano. On notera en particulier l’altiste Jeremy Udden qui nous régale en début de concert d’un chorus somptueux. On se dit alors que la sauce prend enfin, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Très en place, les musiciens sont solidaires. L’E.O. joue un jazz classique, sans les excès rythmiques que l’on rencontre parfois lorsque le groupe joue latino.

Après une longue introduction en plusieurs parties, où chaque musicien a pu s’exprimer, le groupe accueille la chanteuse éthiopienne Tsèdènia Gèbrè-Marqos. Face aux couleurs de l’orchestre qui l’accompagne, elle semble un peu intimidée et chante d’une voix raffinée qui nous entraîne dans un doux voyage le temps de deux morceaux. Une fois la chanteuse repartie, l’orchestre enchaîne trois pièces tandis que dans le public on réclame à cor et à cris « Mahmoud ! ».

Après une trop longue attente arrive enfin la star, celui que tous attendent : Mahmoud Ahmed.

Au bout de trois chansons, on est un peu déçu car le concert s’arrête « déjà ». Ahmed a toujours rêvé de jouer avec un grand orchestre, chose difficile à réaliser dans son pays. Cela explique certainement la présence de l’Either Orchestra ce soir-là. Mais si la voix ravit, l’ensemble souffre visiblement d’avoir peu répété. Dommage, pour un tel phénomène vocal…

Cette édition de Banlieues Bleues se termine sur une soirée toute en éclats qu’on aurait souhaitée un peu plus courte : le dernier concert finit à 1h du matin… La saison 2006 aura été d’une grande richesse musicale et pleine de belles découvertes. À l’année prochaine…

Remerciements à Bertrand Guggenheim pour les informations sur The Ex, et surtout pour m’avoir entraîné à un concert de Mahmoud Ahmed il y a deux ans…

par Jérôme Gransac // Publié le 1er mai 2006
P.-S. :

Quelques éléments discographiques :

  • Hugh Masakela< (Jazz)
    Almost Like Being In Jazz
    Liberation
  • Mahmoud Ahmed
    Almaz - Concert exceptionnel en 1973
    Ere Mela Mela
    Soul of Addis

Une page intéressante avec vidéo de Mahmoud Ahmed en concert sur Mondomix