Tribune

Barbara Carroll (1925 - 2017)

Hommage à la pianiste et chanteuse.


Pianiste, puis chanteuse s’accompagnant elle-même au piano, Barbara Carroll aura marqué l’histoire de différentes manières. Elle s’est éteinte le 11 février dernier à un âge respectable. Une musicienne à découvrir, car son audience en Europe était fort réduite.

The Barbara Carroll Show

A 78 ans, Barbara Carroll reste une pianiste de très grande classe. En duo avec Jay Leonhardt (b), elle continue à faire les beaux dimanches de l’hôtel Algonquin. Précédé d’un brunch, son « show » [Le mot convient, me semble-t-il : Barbara Carroll est une « bête de scène » étonnante, parfaitement à l’aise dans un rapport au public marqué par des années de pratique. Le charme opère, maîtrisé et distancié. Une efficacité surprenante. Quant au « discours » pianistique, il reste aujourd’hui comme hier marqué par une invention constante, et un swing dont on a perdu le secret. Mais pourquoi cette pianiste est-elle restée si méconnue des amateurs européens ? ] commence à 14 heures : les lumières s’éteignent, les fourchettes cessent de tinter contre les assiettes, et chacun fait silence. Un silence attentif et respectueux, bientôt suivi d’une écoute manifestement éclairée, je dirais même « amoureuse ». Le répertoire, toujours en évolution comme le prouvent les CD enregistrés au fil des années, est quand même essentiellement à base de succès populaires. Et tout le monde les connaît, ces « standards » : anciens qui viennent fêter leur anniversaire ou plus jeunes que nous aurions pu croire égarés dans cet endroit étrange, dans ce climat mondain et suranné, mais qui se révèlent vite être de fins connaisseurs. Barbara Carroll chante aussi, plutôt bien, comme si l’émotion (perceptible) qui la traverse au moment de jouer ces pièces qui parlent d’amour, de perte, de désir et d’abandon, n’avait pu, à un moment de sa carrière, se canaliser qu’au moyen des paroles. A rester sous-entendues, les choses vous débordent. Dire, et dans le cas présent chanter, est le seul moyen de poursuivre. Le récital dure une heure, suivie d’un ou deux « encore », puis la dame signe quelques CD et converse avec ses amis : le 25 cm de couleur rose que nous lui présentons pour autographe la surprend à peine. Elle se souvient bien du label qui avait enregistré ça, un des premiers à avoir tenté la gravure stéréophonique (en fait binaurale), vers la fin des années 50.
Philippe Méziat, New York, juin 2006

Qu’ajouter, après ce rappel en forme de souvenir ? Que d’une part en 2006 elle avait en fait 81 ans et pas 78. Et puis des tas de choses diverses. Une assez grande tristesse d’abord à l’idée, non seulement qu’elle est « partie », mais surtout qu’elle n’est jamais venue (à ma connaissance) jouer en France, et même en Europe. La « bête de scène » que j’évoque plus haut avec un brin d’exagération était sans doute d’une grande sagesse. À quoi bon se frotter aux festivals européens quand on peut vivre de son art tranquillement aux USA ? Il fallait donc aller à New York pour l’écouter, ce que firent Claude Carrière et quelques autres dont moi-même. Son « fan club » français comprenait aussi Jean-Paul Ricard (qui me la fit découvrir), et que les autres se fassent connaître !

Elle avait tout pour exciter l’amateur de piano « bop », d’abord, ce qu’on sait peu même aux États-Unis où on la considère comme une chanteuse, et à cela s’ajoutait une production régulière et constamment de haute volée de disques, la plupart en trio. Il y a quelques années un coffret magnifique est sorti, qui offre (il est toujours disponible) la quasi intégrale de ses enregistrements RCA de 1951 à 1956. Un régal, car elle y prend nombre de solos d’une invention, d’une intelligence et d’un swing peu communs. Pour ses enregistrements antérieurs, dont le fameux Barbara Carroll Trio de 1949, il faut se tourner vers une réédition japonaise, ou vers les originaux. Le label Livingstone avait même inauguré avec ce disque une publication en 30 cm « binaural », soit une stéréophonie avant l’heure, mais qui demandait une platine spéciale avec deux têtes de lecture… (voir photo). Inutile de dire que ce système ne fit pas long feu.

Les CD que Barbara Carroll a laissés jusqu’en 2016 prouvent qu’elle n’avait rien perdu de sa fraîcheur inventive. Je crois même, pour l’avoir entendue en direct, que son art s’était constamment amélioré par le fameux procédé du « less is more ». Et finalement sa voix était crédible, même si (encore un exemple) elle avait été « poussée » à chanter par un patron de club qui voulait faire des entrées. Et peu importe si elle pouvait alors rivaliser avec Bud Powell !

Voilà, madame, c’est toujours un régal de vous écouter. Je ne puis rien dire de plus. Je mets seulement en ligne quelques photos de disques.