Scènes

Beautés cachées

Deux perles chez Roaratorio Records.


Vous le savez tous, trop de musique, de musiciens, de concerts et de disques ne sortent jamais de l’ombre. Aujourd’hui, je vous propose donc de mettre en lumière deux joyaux de « musique créative » que nous propose Roaratorio Records, un label de Minneapolis, aux États-Unis…

Mining Our Bid’ness

Mining Our Bid’ness - Carei Thomas Feel Free Ensemble

Quand j’ai écouté Mining Our Bid’ness par le Carei Thomas Feel Free Ensemble, le premier mot qui m’est venu à l’esprit, c’est « Beauté ». Beauté de la musique, beauté de la couverture et beauté des notes de la pochette.

D’abord, les notes de la pochette. Des textes intelligents écrits par plusieurs auditeurs attentifs, dont Douglas Ewart, « poly-souffleur » de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) ou le contrebassiste Anthony Cox.

Ensuite, la couverture. Une superbe peinture abstraite signée Judith Lindbloom, peintre établie en Californie, et connue au moins de tout amateur de jazz pour son amitié profonde avec Steve Lacy.

Enfin, la musique. Mining Our Bid’ness pour Minding Our Business. Jeu de mots et mimétisme des expressions, que confirme cet album : non seulement les musiciens soignent leur musique (« mind their business »), mais ils vont même au-delà, et explorent le monde musical (« mining their business »). Tous les morceaux ont été enregistrés en 2000, au cours de concerts donnés dans différents clubs de Minneapolis, où vit le pianiste Carei Thomas.

Thomas a fait ses classes à Chicago avec l’AACM et tourne depuis près de trente ans dans la région de Minneapolis. C’est évidemment l’un des pianistes les plus sous-estimés et sous-enregistrés de notre époque ! Juste deux malheureuses et introuvables cassettes, enregistrées par ses soins et auto-produites… Rien que pour cette raison, Mining Our Bid’ness est un joyau indispensable ! Et cet avis est largement partagé.

Dan Warburton écrit dans The Wire : « Les compositions, dans le plus pur esprit de l’AACM, ont des harmonies complexes et donnent lieu à de nombreux changements de rythmes et d’instrumentation… ’Tippy/One Ahead’ en dit plus en neuf minutes que la plupart des musiciens dans tout un disque… »

Cécile Cloutier rajoute dans City Pages : « L’humeur joyeuse et les mélodies sympathiques des chaleureuses compositions de Carie Thomas égaient la rigidité un peu théorique du jazz d’avant-garde. »

Je laisse la conclusion à Jason Bivins, dans Cadence : « On dirait que, de temps en temps, des trésors cachés de la musique improvisée américaine font irruption, après avoir hiberné quelques décennies… Cette musique est subtile et passionnée… Une bien agréable surprise qui plaira sûrement autant aux auditeurs qu’à moi. »

The Music Ensemble

The Music Ensemble

Décidément, la beauté, aussi bien intérieure qu’extérieure, semble être une marque de fabrique de Roarotorio Records ! Il est vrai que James Lindbloom, son fondateur, a de qui tenir, puisqu’il n’est autre que le neveu de Judith Lindbloom… D’ailleurs, dès le départ, il a mis un point d’honneur à orner les couvertures des 33T de Roaratorio Records de des peintures originales. Ce qui explique que le prix de certains disques ait atteint plus de deux cents euros…

La pochette de l’album de The Music Ensemble est déjà une preuve de beauté… L’œuvre reproduite sur le disque est signée Marilyn Sontag, une habituée des performances picturales improvisées sur de la musique de jazz.

Cet opus est le premier d’un groupe qui a beaucoup compté dans le monde de l’improvisation libre. The Music Ensemble est constitué de Roger Baird, Billy Bang, Malik Baraka, Daniel Carter, William Parker et Herb Kahn. La musique de cette formation, pourtant active à la grande époque de la scène des « Loft new-yorkais », est largement méconnue, sauf des quelques chanceux qui ont pu assister à ses concerts. Ce disque compact est une compilation de bandes enregistrées par Roger Baird. Il s’agit d’une session complète au Brooklyn’s Kingsborough College le 24 avril 1974, et d’extraits d’un concert au Holy Name School Auditorium, le 15 février 1975. Ces enregistrements ont été réalisés sur un matériel fruste (un magnétophone à cassettes et un micro stéréo), mais la musique n’en pâtit pas - elle garde toute sa beauté ! Les musiciens ont eux-mêmes rédigé les notes de pochette, et le CD se présente sous la forme d’un mini 33T, comme un hommage à l’un de ces trop nombreux groupes oubliés…

A l’instar de Mining Our Bid’ness, The Music Ensemble soulève des commentaires enthousiastes.

Dithyrambique, Mats Gustafsson écrit dans The Broken Face : « Une musique si pure et si incroyablement puissante qu’elle ferait pleurer n’importe quel homme dans la force de l’âge. »

Plus modéré, Eddie Flowers note dans Slippytown que « Billy Bang et ses compagnons ont suivi le modèle de jazz collectif de l’AACM/Art Ensemble pour élargir leur horizon sonore et se sont encore plus éloignés de la tradition musicale européenne que les ’Chicagoans’. Une musique spontanée où il fait bon se perdre. »

Dans One Final Note, John Chacona constate sobrement que The Music Ensemble est « le souvenir bienvenu d’une époque musicale particulièrement importante et trop peu évoquée. »

Stuart Broomer, de Coda, remarque que « c’est une musique saisissante, qui mérite qu’on y voie les prémices de ce que certains des musiciens du groupe font aujourd’hui. »

Même référence au passé chez Derek Taylor dans Cadence : « Il est heureux que ce genre de documents refassent surface et circulent, car ce disque colmate les brèches d’une histoire qui, bien que datant de quelques dizaines d’années, continue de se diversifier et de croître. »

Les Citoyens du Jazz peuvent écouter sans hésiter ces deux disques qui pétillent comme de l’eau gazeuse, et donneront du tonus aux plus abattus…

  • Taran Singh, et Bob Hatteau pour la version française.

(Sources des extraits : le site de Roaratorio Records)