Chronique

Benoît Delbecq

Crescendo In Duke

Label / Distribution : Nato

Benoît Delbecq est un touche-à-tout génial qui examine les diverses facettes du jazz contemporain en solo, en duo (avec Antonin-Tri Hoang ou François Houle), en trio, avec ses Silencers… Chacune de ses aventures est passionnante car, curieux de tout, ce pianiste est perpétuellement inspiré.

Avec cet enregistrement pour l’excellent label nato, le voici de retour pour un hommage à Duke Ellington. Comme à son habitude, il nous a concocté une œuvre originale, loin de tout passéisme, qui ancre l’œuvre de l’illustre compositeur, pianiste et chef d’orchestre dans le XXIe siècle. Pour ce faire, il s’est intéressé à des compositions issues de la seconde partie de la carrière d’Ellington, de la fin des années 1950 au début des années 1970, loin des grands « tubes ». Jouant sur la diversité des formations – entre octet cuivré enregistré à Minneapolis avec des musiciens du cru et sextet européen en sessions à Meudon, en passant par le duo et le solo –, Delbecq revisite ici quinze morceaux dont il signe tous les arrangements, seul ou avec la complicité de Michael Nelson.

Se confronter avec l’œuvre d’un pareil géant, voilà une entreprise ambitieuse. Mais Delbecq fait le choix audacieux de projeter sa propre personnalité au travers de ces relectures, et c’est cette implication qui fait la grande réussite de ce disque. Ainsi, entouré de musiciens de Minneapolis habitués à jouer avec Prince, Aretha Franklin ou Jeff Lee Johnson, il injecte dans sa musique des sonorités funky et une inspiration rhythm’n’blues. Portés par une rythmique élastique et sublimés par les superbes arrangements pour les cuivres de The Hornheads, des morceaux comme « Bateau », « Portrait Of Wellman Braud » ou « Acht O’Clock Rock » sont d’une fraîcheur revigorante et rappellent à quel point Duke Ellington était un musicien à la fois populaire et exigeant, dont l’héritage est encore sensible aujourd’hui dans la musique noire américaine.

L’atmosphère est bien différente mais tout aussi passionnante, sur les morceaux enregistrés à Meudon en compagnie d’improvisateurs de haut vol : Tony Malaby, Tony Coe et Antonin-Tri Hoang, excusez du peu, accompagnés par les acolytes de longue date que sont Steve Argüelles et Jean-Jacques Avenel. Ce groupe permet à l’auditeur de se délecter de quelques pépites : un « Whirlpool » fourmillant d’idées dans les arrangements, une « Goutelas Suite » en cinq parties au cours desquelles Hoang, Coe et Malaby démontrent tout leur talent et leur inventivité, ou encore « Diminuendo & Crescendo In Blue », une œuvre majeure de Ellington cette fois - grand moment de cet album. Et que dire du sensuel et intime « Portrait Of Mahalia Jackson », en l’honneur de la chanteuse qui a participé à l’enregistrement du chef d’œuvre Black Brown And Beige ?

Dans un tout autre style, qui rappelle combien le pianiste Ellington reste sous-estimé, notons également le très beau « Tina », qui fait penser par instant au trio Sephardic Tinge d’Anthony Coleman avec Greg Cohen et Joey Baron, interprété ici par Delbecq, Avenel et Argüelles, et le splendide « The Spring », curieuse pièce entre piano et électronique.

Avec Crescendo In Duke, Benoît Delbecq rend un des plus beaux hommages possibles aux trois facettes du mythique Duke : le pianiste, le leader et le compositeur. Il a écrit pour cela des arrangements d’orfèvre, multiplié les couleurs orchestrales, choisi des musiciens exceptionnels et placé le tout au service de sa vision propre de l’œuvre. Entre la puissance, le swing et l’influence rhythm’n’blues des pièces enregistrées à Minneapolis et la fraîcheur, l’inventivité et la beauté de celles mises en boîte à Meudon, il livre un album cohérent, riche et lumineux, dont les détails se révèlent peu à peu, au fil des écoutes.

par Julien Gros-Burdet // Publié le 5 mars 2012
P.-S. :

Benoît Delbecq : piano, piano préparé, bass-station

Sessions de Meudon : Steve Argüelles : batterie, timbales, percussions, électroniques ; Jean-Jacques Avenel : contrebasse ; Tony Coe : clarinette, saxophone soprano ; Antonin-Tri Hoang : clarinette basse, saxophone alto ; Tony Malaby : saxophone ténor, saxophone soprano ;

Sessions de Minneapolis : Michael Bland : batterie ; Yohannes Tona : basse ; The Hornheads = Michael Nelson : trombone ; Steve Strand : bugle ; Dave Jensen : bugle ; Kenni Holmen : saxophone ténor ; Kathy Jensen : saxophone baryton, clarinette