Chronique

Black Bourrée

Au-dessus du monde

Michel Barbier (tb), Eric Brochard (cb, voc), Clémence Cognet (vln, voc), Clément Gibert (as, cl), Jacques Puech (voc, cabrette), Christian Rollet (dms, perc), André Ricros (voc, 10,15)

Label / Distribution : ARFI

Certaines musiques sont victimes de l’image caricaturale qu’on en a donnée au fil des décennies. La bourrée auvergnate à trois temps en fait partie. Danse populaire des Auvergnats exilés à Paris pour apporter leur force de travail au tout début de la Révolution industrielle, elle est empoissée dans l’inconscient collectif d’une image de danse de foire pour touristes sans mémoire. Elle est pourtant toujours vivace, bien au-delà de son bassin de vie originel, à l’instar de nombreux autres folklores européens. Elle s’épanouit auprès de musiciens collecteurs qui se sont approprié cette musique pour la confronter à d’autres expressions. Il doit y avoir quelque chose de rassurant dans la démarche d’aller chercher l’altérité à l’autre bout du monde ; cela évite sans doute d’avoir à se colleter avec la réalité de son environnement propre. Les musiciens de Black Bourrée, eux, en ont décidé autrement ; ils entament le voyage au bout de la rue, à Riom, en plein cœur du Massif central, où ce disque à été enregistré.

Au départ, il s’agit d’un spectacle au cours duquel le danseur sud-africain Vincent Mantsoe réinterprète cette danse virevoltante sur des pièces signées André Ricros, fondateur - avec le regretté tromboniste Alain Gibert - de l’Auvergne Imaginée, qui coproduit ce disque en compagnie de l’ARFI. Un spectacle en plusieurs tableaux retraçant la trajectoire de la bourrée, acclamée dans le Paris des bals musette jusqu’à l’orée de la Première Guerre mondiale avant de décliner puis de renaître, dans le tumulte d’un échange entre le saxophone alto de Clément Gibert, membre par ailleurs de la fanfare Les Défrichés, et le violon de Clémence Cognet sur le remarquable « Pas d’aquò ». La mise en scène volontairement linéaire permet à l’auditeur de déambuler dans une musique qui ne prend pas le temps de se figer au nom de la tradition. Les arrangements de Clément Gibert, en remplacement de son père Alain, décédé en juin 2013, laissent une grande place à la discussion entre musiciens. Eux aussi sont conviés à la danse. Ainsi, « L’un sus l’autre » offre un jeu de timbres très délicat au milieu de la rythmique tournoyante tenue par le contrebassiste Eric Brochard et le batteur Christian Rollet.

Car ce disque est un double appel au souvenir et à sa perpétuation. Le souvenir de la bourrée, omniprésente et réjouissante, et celui d’Alain Gibert, plus évanescent, mais émouvant, notamment lorsque le trombone de Michel Barbier ouvre la porte à la voix chaleureuse de Jacques Puech sur le formidable « Es Venguda ». On ressent également sa présence sur l’intermède « Bourrée du lundi », où le trombone s’offre un riche dialogue avec la cabrette, petite cornemuse auvergnate dont joue Puech. Au-dessus du monde évoque évidemment l’impulsion des danseurs lancés dans une danse en apesanteur. On perçoit la voltige tonique de la bourrée sur « Tota la nuèch » lorsque la cabrette se met à l’unisson du l’alto avant que l’entêtante tournerie ne gagne l’ensemble du sextet. Mais elle pourrait aussi symboliser le sentiment de légèreté qui vous saisit à l’écoute de cette musique, qu’André Ricos définit à merveille dans les notes de pochette : « Rustique et moderne ». Solide et bien vivante, en résumé. On en sautille encore.