Scènes

Bleu Triton Jazz Festival (1)


Un remède de cheval contre toutes les bondieuseries musicales et (surtout) commerciales du moment ? Deux semaines intensives de « Bleu Triton Jazz Festival ». Sans cigarettes et sans drogues, sauf peut-être celles qu’exhale le son…

Bettina Kee © H. Collon

Le Triton (le club situé aux Lilas) n’inspire sans doute plus la peur médiévale associée à l’intervalle diabolique du même nom ; du moins incarne-t-il une certaine conception de la liberté artistique, dont on peut hélas ! dire qu’elle ne sied pas exactement à notre époque contemporaine, sa doxa et ses nouveaux cultes et idolâtries médiatiques. N’en déplaise à certains confrères, la Création surgit, rugit aussi au sein de courants en marge de la production dominante ou passée.

Le premier festival jazz du Triton a ainsi offert un assez large panorama sur le foisonnement musical actuel, représenté par toutes les générations, tous les styles et instruments (jusqu’au cor des Alpes…).

M. Collignon/Th. de Pourquery © H. Collon

Une telle programmation est d’abord une offrande pour le spectateur, mais aussi une véritable bombe pour nos oreilles et nos goûts : on ne peut rester indifférent devant cette quinzaine de concerts comportant peu de points communs (cela se passe dans une même salle, épargnée chaque soir par la redoutable faille spatio-temporelle…) ; on ne peut pas tout aimer, donc on fait une sorte de choix a posteriori, c’est à dire un acte de Liberté.

« Et la musique alors ? » entends-je crier dans le bureau de rédaction. Elle arrive. Il faut simplement se mettre en condition, oublier les stigmates d’une dure journée de travail, du métro… Pour cela, il est préférable de ne pas arriver au milieu du trio Coronado/Kee/Turi : on risque un) de faire du bruit, deux) de lâcher un « Pourquoi y a-t-il des ouvriers qui réparent les instruments ? » très déplacé, et trois) de passer à côté de l’ambiance décontractée et familiale qui règne dans cet endroit, garantie d’une écoute optimale.

Médéric Collignon © H. Collon

Ciao la ZAM !

Le premier concert (4 décembre) marque la fin d’une époque : celle de la résidence de la Zone d’Activité Musicale au Triton, qui durait depuis plus de deux ans. La ZAM regroupe ce soir là le noyau dur, Olivier Sens (contrebasse), Vincent Courtois (violoncelle) et François Merville (batterie), deux fidèles, Thomas de Pourquery (saxophones) et Médéric Collignon (cornet, voix), et un invité, David Venitucci (accordéon).

Le concert se présente comme une compilation des meilleurs moments des dix-sept spectacles précédents. Idée très judicieuse puisque le résultat a séduit les néophytes (et les autres bien sûr), qui redoutaient peut-être d’assister à une performance intello-concept-chiante : un film désopilant et grinçant sur l’avenir des intermittents en France, une improvisation collective commandée par le public, des ambiances musicales très variées, assorties d’interventions scéniques souvent drôles ou insolites (des « terroristes » cagoulés tendent des élastiques-toile d’araignée entre les musiciens), Elise Caron en animatrice foldingue d’un film-dont-vous-êtes-le-héros, une classe de conservatoire des Lilas interprétant une pièce écrite par Laurent Cugny… Pour finir, tout ce beau monde se réunit pour un moment de variétoche au mauvais goût assumé.

Carte blanche à…

Au cours de ce festival, le Triton a proposé deux « cartes blanches », synonyme de liberté artistique totale. Commençons par la journée consacrée au collectif Chief Inspector (8 décembre). Ce label de trentenaires est le symbole de l’effervescence créatrice qui règne dans le monde des musiques improvisées, ainsi que d’une certaine philosophie commune : brouiller les frontières entre les styles, les genres, proposer quelque chose d’inouï quitte à faire table rase des fondations essentielles de la musique (en tout cas telle que nous la connaissons).

Philippe Gleizes © H. Collon

Quatre trios étaient donc constitués pour l’occasion. Belle et ambitieuse initiative que celle de Collignon/de Pourquery/Gleizes : jouer gratuitement l’après-midi devant un jeune public. Ce moment ne sera pas relaté, par honnêteté intellectuelle de la part du critique absent, mais les rumeurs font état d’un accueil plutôt chaleureux.

Gilles Coronado © H. Collon

Le premier trio de la soirée joue la carte du radicalisme à outrance : Bettina Kee frappe un piano trafiqué et bourré d’explosifs électroniques, Gilles Coronado alterne maltraitance de guitare et harmonies minimalistes, le tout avec un air poseur et affecté, Emiliano Turi retrouve le fonctionnement habituel de la batterie au bout de dix minutes… mais l’ensemble ne se départit à peu près jamais de la volonté de choquer le bourgeois pour le plaisir et par tous les moyens. Aussi, à part une montée finale groovante (rappelant trois notes fameuses des « Planètes » de Holst), ce premier set laisse un goût amer : a-t-on assisté à de la musique ou à une vaste imposture ?

Le trio suivant a un premier mérite : celui de réveiller la salle. Emmenés par un Philippe Gleizes tonitruant, mi John Bonham mi Christian Vander, les trois petits gars ne font pas dans la fumisterie et « mouillent le maillot » avec un plaisir non feint. Musicalement, on est peut-être plus près du rock (progressif ?) que du jazz, voir les accords dissonants et les gammes extraterrestres de Maxime Delpierre - que ne renierait pas un Robert Fripp, soutenus par une section rythmique carrée à l’énergie monstrueuse. C’est un régal pour les yeux de voir danser le charley de Gleizes telle une houle déchaînée, mais la batterie couvre souvent le son déjà surpuissant de Delpierre et Jean-Philippe Morel à la basse électrique.

Maxime Delpierre © H. Collon

Plus généralement, la fureur de jouer, certes enthousiasmante, finit par lasser lorsque l’improvisation tarde à se renouveler et à évoluer en nuances. L’intervention de Thomas de Pourquery, au saxophone alto, parvient heureusement à raviver les dernières minutes de cette prestation néanmoins convaincante.

Le dernier set redevient acoustique et apaisé. Olivier Py, aux saxophones et flûte, apporte tout son lyrisme et son expressivité à cette dizaine de petites scènes free d’un abord difficile. François Fuchs (contrebasse) et Matthieu Jérôme (piano) sont peut-être moins en évidence, mais parachèvent l’œuvre avec beaucoup de délicatesse et d’élégance. Au milieu de passages improvisés, un peu en avance sur les capacités réceptives de l’auditeur, se dessinent des thèmes limpides à la grâce presque classique. Paradoxe : on a l’impression que la musique est écrite tant chaque musicien s’efforce de masquer l’innovation permanente au sein d’une structure bien établie ou prédéfinie. Le public retient ses applaudissements jusqu’au milieu du concert, comme pour ne pas perturber l’interprétation de ces tableaux à l’homogénéité évidente.

Simon Goubert ©H. Collon

Autre carte blanche, autre style (autre démarche ?), la soirée consacrée à Simon Goubert (15 décembre) était l’occasion de (re)découvrir quelques aspects récents d’une oeuvre musicale qui, toujours aussi passionnante, devient de plus en plus conséquente.

Sophia Domancich © H. Collon

En première partie, on retrouve un duo rodé ces dernières années avec le saxophoniste Eric Barret, et qui a donné le disque « Linkage » (2001). Comme le rappelle S. Goubert, il s’agit de jouer avec l’esprit de découverte qui animait Coltrane et Ali sur « Interstellar Space », et d’exploiter toute la liberté qu’offre ce genre de contexte. De ce point de vue, la densité sonore créée en concert semble ouvrir, plus encore que sur le disque, de nouvelles dimensions d’écoute. Il faut dire que le jeu de batterie, foisonnant pour les oreilles et les yeux, opère comme un renversement des rôles : Barret apparaît plus en retrait et semble céder la place de soliste à Goubert, tout en conservant un discours chantant et assez prolixe. Quatre morceaux figurent déjà sur « Linkage », dont la belle « Naima », où le thème ne surgit qu’à la fin. Et puis quel plaisir d’entendre « Pourquoi pas », composition personnelle (sic) aux déhanchements rythmiques et mélodies biscornues que n’auraient pas reniée Dolphy ou Shepp.

Boris Blanchet © H. Collon

La seconde partie voit l’arrivée du quartet habituel de ces dernières années (auquel se rajoute Barret) : Sophia Domancich (piano), Michel Zenino (contrebasse) et Boris Blanchet (saxophones). « Same Old Good Bear » et « After The Wind Has Gone » sont « Désormais » de vrais classiques à l’éternelle jeunesse. Le choc (attendu) résulte d’une suite déjà entendue il y a quelques mois qui semble vouloir s’étendre toujours plus loin dans le temps et l’espace… et a trouvé un nom : « Question de temps ». On ne saurait dire si elle dure vingt ou cinquante minutes, mais peu importe ; elle nous fait voyager à travers les multiples aspects de la personnalité et de l’oeuvre du compositeur… Le « Love Supreme » goubertien, assurément [1].