Scènes

Brest sous hypnose

Récit de quatre jours à Brest pour l’Atlantique Jazz Festival.


Supersonic © Michael Parque

Brest, ville au bout de la Bretagne, climat changeant, vent et vues sur la mer à la dérobée au bout d’une rue… J’y arrive le jeudi, terminus de la ligne. Le festival est entamé depuis deux jours et cette troisième soirée propose une « nuit américaine » au Vauban, lieu atypique et chaleureux, combinant hôtel, restaurant, bar et salle de cabaret au sous-sol.

Le programme s’ouvre avec The Bridge #8 : Mars Williams au saxophone et à divers objets, Tatsu Aoki à la contrebasse et au shamisen, Samuel Silvant à la batterie et Antonin-Tri Hoang au saxophone et à la clarinette. Derrière les musiciens sont projetés des films expérimentaux de Tatsu Aoki, également réalisateur et professeur de cinéma aux Beaux-Arts de Chicago. Le groupe propose de longues improvisations clairement ancrées dans l’esthétique de la Creative Music de Chicago : répétition, tuilage, exploration du timbre, aspect ludique.
La soirée se poursuit avec le Rova Saxophone Quartet [1]. L’écriture est splendide, le travail harmonique magnifique. Après la densité structurelle et motivique des improvisations de The Bridge, la salle est plongée dans des nappes harmoniques au timbre enveloppant. Cerise sur le gâteau, le quartet est rejoint par les musiciens de The Bridge pour un rappel.

une musique portée par le vent, les embruns et la mer

Vendredi, fin d’après-midi, direction le Mac Orlan Jazz Club, au-delà du pont de Recouvrance, sur lequel on prend la pleine mesure de la force du vent quand on y passe en voiture. Le lieu est une ancienne salle de cinéma en sous-sol, transformée en club de jazz : espace scénique au même niveau que le reste de la salle, plafond mansardé, quelques tables par-ci par-là et des rangs de chaises pour le reste. L’atmosphère est chaleureuse et intimiste, parfaite pour accueillir la musique des jeunes bretons de Luge. Sur scène un piano (Maxime Le Breton), une contrebasse (Dylan James), une batterie (Tristan Le Breton), ainsi que quelques pédales d’effets et un ordinateur, qui viennent mêler de manière intermittente l’électronique à l’acoustique. La musique respire, prend le temps de s’installer, de répéter des motifs, d’étoffer progressivement une idée avant de changer de thème. C’est fluide, subtil, nuancé, très homogène stylistiquement.

BCUC © Michael Parque

La soirée se poursuit à la Carène, salle de musiques actuelles située sur le port de Brest. Début des hostilités avec Palm Unit [2] qui revisite le répertoire de Jef Gilson. Après le premier morceau, le saxophoniste Lionel Martin explique la démarche car ils n’ont jamais rencontré Jef Gilson mais ont été influencés par sa musique : “ On vous la ramène, portée par le vent, les embruns et la mer.” Le set est dynamique et efficace. Côté jeu de scène, Lionel Martin se balance d’avant en arrière, accompagne la moindre inflexion mélodique, rebondit sur ses pieds, se penche, se cabre, fléchit ses genoux : le saxophone, la mélodie et le corps traversés par la même énergie.
Le public est dans l’ambiance, la salle se chauffe petit à petit avant l’arrivée des Sud-Africains de BCUC. Le set se termine d’ailleurs sur “ Mother Africa ”, parfaite transition vers la suite de la soirée.

Après une courte pause, qui est l’occasion d’un verre dans le large espace bar de la Carène, c’est donc au tour des sept musiciens de BCUC de monter sur scène. Déferlement d’énergie. Le son profond des grosses caisses et des congas résonne dans la salle et impose une présence massive. Zithulele ’Jovi’ Zabani Nkosi, aux lead vocals, utilise beaucoup le cri et la voix saturée, dans un puissant registre de voix de poitrine, énergie redoublée par l’aspect compact des chœurs à l’unisson. La chanteuse Kgomotso Neo Mokone, plus haut perchée, vient contraster cette masse de voix masculines et alterne entre voix pleine et puissante, et plus éthérée, plus aérienne, dans le timbre de laquelle perce souvent le sourire. Une large partie du public danse, l’ambiance est extrêmement sympathique et les spectateurs de tout âge : des enfants profitent du spectacle tandis que des anciens dansent au milieu de la foule.

Le samedi après-midi, au Conservatoire, se produit un trio à l’effectif instrumental original : Guillaume Roy au violon alto, Atsushi Sakaï au violoncelle et Stéphan Oliva au piano. Le public est invité à s’installer sur des chaises disposées directement sur la scène. Cette proximité est renforcée par l’enthousiasme avec lequel Guillaume Roy explique la démarche du groupe et par la complicité perceptible entre les musiciens. L’écriture est sophistiquée et variée, différents procédés se succèdent et se croisent : envolées mélodiques, clusters, jeu très staccato où le rythme prime, jeu sur les dissonances, répétitions de cellules qui se transforment petit à petit par infimes modifications, par transposition partielle et modification rythmique.

Le soir, le concert a lieu d’abord à la scène nationale du Quartz, dans sa grande salle de théâtre. Thomas de Pourquery et son Supersonic investissent les lieux avec talent et réduisent la distance public/scène symbolique inhérente au lieu en créant une complicité et une proximité avec l’auditoire. Humour, taquineries sur les Bretons, sollicitation des spectateurs pour faire les chœurs, les six musiciens transmettent leur bonne humeur et leur enthousiasme et l’on a envie de se lever pour danser. A la batterie Edward Perraud fait le show : il se lève, lance ses baguettes (en perd une au passage), fait passer une petite cymbale devant sa bouche ouverte pour qu’elle résonne… Musicalement c’est très solide, les musiciens déroulent leur album Sons of Love avec virtuosité et énergie.

Le marathon se poursuit au Vauban ; il suffit de traverser la rue pour passer du Quartz à la salle de cabaret. Changement d’ambiance et discussions bruyantes autour du bar. Deux concerts au programme pour une soirée dédiée au « label anticonformiste » Constellation Records et à la scène montréalaise.
Ouverture du bal par Jason Sharp et Adam Basanta qui proposent une musique expérimentale brouillant les frontières entre corps, dispositif électronique et instrument. La pulsation est produite par les battements du cœur de Jason Sharp, parfois discrète ou beat martelant, se taisant puis réémergeant des nappes. Tout est joué et modifié en direct : saxophone baryton, souffle, bruits et larsens produits avec les verres… l’ensemble se mêle dans des nappes de sons bruitistes, des drones, des couches superposées. Après Thomas de Pourquery et Supersonic, le choc esthétique est violent mais c’est précisément tout l’intérêt de la programmation de ce festival.

Immense contraste à nouveau avec la voix et la guitare d’Eric Chenaux. Assistée par des pédales d’effets et une pédale loop, la guitare propose des timbres originaux. Les cordes sont tendues, tordues, distordues, ça vibre, ça oscille, ça ondule, c’est élastique. La voix est haut perchée, un peu brisée, soufflée, mais en même temps profonde. C’est doux, chaleureux, un peu mélancolique…
Le haut de la salle se remplit et les gens discutent au bar, cela tranche avec la solennité du moment et l’écoute contemplative du public assis en bas, captivé par ce qui se passe sur scène. En arrière-plan percent des influences blues, folk, country, mais l’ensemble du set présente une grande homogénéité. Il y a quelque chose de plus qui unifie le tout, quelque chose dans l’osmose entre la voix et la guitare, dans l’émotion de la voix, dans ce qui s’en dégage, dans le son. Quelque chose qui happe le public.
Une bénévole me confiera à la fin du concert avoir trouvé cela « hypnotisant », c’est exactement ça : hypnotisant…

Vibration, résonance et superposition, grincement et crissement de la matière

Dimanche après-midi, nous avons rendez-vous au Centre d’art contemporain La Passerelle. Immense volume blanc et gris, sol brut en ciment, verrière avec charpente en bois apparente, l’espace propose une acoustique particulière, une résonance inhabituelle qui a poussé le festival à investir l’endroit pour deux solos.
L’après-midi commence par Unique Horns, performance sonore pour trois trompettes et dispositif électronique. Louis Laurain joue avec le souffle, le bruit des pistons, le crissement de feuilles de métal ou le son de boites de conserves qu’il dispose sur les pavillons de ses trompettes placées à la verticale. Vibration, résonance et superposition, grincement et crissement de la matière, transformation progressive des timbres, l’ensemble entre d’une certaine manière en écho avec le concert proposé la veille par Jason Sharp et Adam Basanta.

La violoniste Perrine Bourel prend ensuite la relève. Les chaises sont disposées en cercle, elle se place au centre et, fermant les yeux, tourne sur elle-même, lançant de longs sons dissonants et lancinants. Les oreilles sont d’abord frappées par la diffusion du timbre du violon dans l’espace. S’ensuit un air irlandais, sur lequel elle frappe le rythme de la danse au sol avec ses pieds, le son résonne là encore de manière ample ; le lieu met réellement en valeur la performance de la violoniste. L’ambiance est très solennelle, l’écoute parfaitement silencieuse.

Annie Ebrel et Riccardo Del Fra © Michael Parque

La dernière soirée du festival a lieu au Mac Orlan, dans la salle de théâtre.
Les cinq harpistes du collectif ARP jouent la musique de Kristen Noguès dans un spectacle intitulé Diriaou, sous la direction artistique de Jacques Pellen. Harpes acoustiques et électroacoustiques se côtoient sur scène pour nous plonger dans une musique qui brouille les frontières entre les genres : musique traditionnelle, accents psychédéliques, influence de la musique contemporaine, jazz… Plus que la question des répertoires, c’est l’exploration des possibilités d’utilisation de l’instrument qui apparaît finalement comme fil conducteur.

Le concert d’Annie Ebrel et Riccardo Del Fra clôt le festival. A l’occasion de la réédition de Voulouz Loar-Velluto di Luna, enregistré en 1998, le duo entre la chanteuse bretonne et le contrebassiste de jazz revient sur scène. Dialogue entre la voix et la contrebasse, dans une exploration jazzifiée d’un répertoire issu du centre Bretagne, cette note finale est élégante et touchante.

Après quatre jours de concert, ce qui frappe à l’Atlantique Jazz Festival c’est la diversité : diversité des endroits, qui possèdent chacun leur vibration spécifique, diversité de la programmation qui recouvre de multiples expressions musicales contemporaines cachées derrière l’appellation “jazz”, le tout dans une ambiance franchement sympathique et chaleureuse. Une réussite.

par Pauline Cornic // Publié le 18 novembre 2018

[1Bruce Ackley au soprano, Steve Adams à l’alto et au sopranino, Larry Ochs au ténor et au soprano, Jon Raskin au baryton

[2Lionel Martin (saxophone), Fred Escoffier (claviers) et Philippe Garcia (batterie)