Entretien

Bruno Angelini

Rencontre autour de Sergio Leone et Ennio Morricone

Photo : Fabrice Journo

Bruno Angelini présente Leone Alone. Cet album solo, labellisé et distribué par Illusions, propose une lecture des films de Sergio Leone et de la musique du compositeur Ennio Morricone qui prend à contre-pied les références du public. Seul au piano, accompagné par des cloches, grelots et de séquences au Fender Rhodes, Bruno Angelini explore nos représentations.

Les arrangements de Bruno Angelini sont conçus comme un projet musical qui traite de la combinaison très forte entre la musique de Morricone et l’art visuel de Leone.

- Ce projet est né de votre expérience de cinéphile : pouvez-vous nous en raconter la genèse ?

Effectivement, j’adore Ennio Morricone. Il y a deux ou trois ans j’ai revu Il était une fois la révolution un peu par hasard. Je l’ai regardé en entier avec une grande émotion. Jamais je ne me serais attendu à ça. Ça m’a rappelé des souvenirs d’enfant. Des émotions comme ça valent qu’on les saisisse. Il a fallu alors que j’investisse ce film, cette musique, que je raconte pourquoi cela me touche. Je suis alors parti du film puis j’en ai vu d’autres : Il était une fois dans l’Ouest, Le bon, la brute et le truand. Je suis resté dans les westerns, je ne suis pas allé vers Il était une fois l’Amérique - un film que j’aime beaucoup mais qui est sorti lorsque je n’étais plus gamin : bien que la musique soit fantastique aussi, il me touche moins. C’est pour cela qu’avec Philippe Ghielmetti nous avons décidé de travailler sur Leone : « Leone Alone » ça sonne bien et c’est un moyen de faire une petite blague sur mon premier disque « Never Alone ». Souvent, lorsqu’on est en solo, on est un peu seul par la force des choses…

Bruno Angelini © Yann Bagot

Lorsque je découvre les films de Leone, je suis petit, je suis touché par plein de choses. Certainement la sensibilité à la musique, sans en être vraiment conscient. Je pense que ces westerns ont proposé quelque chose d’autre sur le plan cinématographique par rapport à ce que je regardais à la séance du dimanche soir : c’était sacrément différent. Je ne dis pas que c’était mieux ou moins bien, c’était vraiment autre chose. Peut-être un lien avec mes origines italiennes ? Bien malin qui pourrait le dire et puis, aujourd’hui, c’est encore autre chose.

Il y a dans ces films un pessimisme dans lequel je me retrouve à propos de ce que les hommes se font les uns aux autres. Cela me touche, c’est ce que je ressens dans ce cinéma : la description d’un monde noir et cruel. La guerre de Sécession avec toute la bêtise qu’on entrevoit dans Le bon, la brute et le truand, l’appât du gain dans Il était une fois dans l’Ouest avec ces gens qui veulent absolument s’enrichir : on est déjà dans le grand capital. Et puis, dans Il était une fois la Révolution, une révolution créée par des gens qui la font puis la trahissent. La seule lueur que j’entrevois - et qui est ma raison d’espérer - est la relation d’individu à individu ; c’est ce qui passe dans le cinéma de Léone. Il y a un contexte noir et des histoires d’amitié contre nature qui naissent entre des gars borderline, désespérés, sans but, qui essaient de terminer leur parcours sur fond de vengeance.

Il y a une grande solitude assumée par les héros. Je me sens très proche de ça. La famille et la musique sont les seuls éléments qui donnent du sens à mon parcours. Ces choses-là me renforcent dans mon envie de faire la musique pour ce qu’elle a d’utile - et d’inutile, dans le sens où l’on produirait rien. Il y a dans le cinéma italien toutes les couleurs de la vie, cela crée un contraste qui renforce les valeurs exprimées à l’image.

- Ennio Morricone affectionnait les orchestrations grandioses. Vous, vous avez travaillé à partir de boucles de Fender Rhodes, de re-recording de piano, de percussions et avec un piano préparé. Était-ce pour nous inviter à envisager la musique au-delà du son d’origine ?

C’est là l’enjeu, le problème à résoudre. Ça m’a pris beaucoup de temps : j’ai travaillé pour ramener les arrangements à quelque chose qu’on puisse jouer au piano tout en restant fidèle aux mélodies que j’aime et à ma vision des films. J’aurais pu me dire que j’allais le jouer en m’axant sur la musique et en ré-harmonisant les thèmes. J’ai avant tout cherché à avoir quelque chose qui se marie à la voix et à l’orchestre. Alors j’ai incorporé des matières sonores pour avoir des palettes, créer des contrastes, des images. C’est pour ça qu’il y a le Fender Rhodes et des boucles, la présence des cloches, des percussions, etc.

Bruno Angelini © Fabrice Journo

- Le cinéma de Leone met en images des contextes historiques forts dans l’histoire américaine comme la guerre de Sécession ou la construction du réseau ferré aux Etats-Unis, avez-vous cherché à retranscrire cela ?

Je me suis posé cette question, mais je n’ai pas fait de lien aussi direct - contrairement au concert de sortie du disque où Francesco Bearzatti a joué au saxophone le train du début d’Il était une fois dans l’Ouest. Pianistiquement, je n’avais pas les outils. Je joue une cavalcade, un mouvement que j’imagine, comme le mouvement du cheval. Le public va-t-il recevoir la même chose ? Je refais le film avec ses moments importants. Par exemple, je joue une scène de Le bon, la brute et le truand où Clint Eastwood se retrouve dans le désert, pris d’hallucinations, et j’enchaîne avec un passage sur Il était une fois la Révolution où les deux héros sont dans une grotte après un épisode dramatique, ce qui enclenche un premier rapprochement entre les deux protagonistes. Ces moments-là sont très importants. Ennio Morricone prend des bouts de thème et évoque des parties ; il arrive souvent que le thème soit associé à autre chose dans le film. J’ai cherché à relever toutes les cellules mélodiques et ensuite à travailler sur la multi-tonalité. J’ai combiné différentes tonalités pour les désenclaver afin d’ouvrir l’imaginaire, proposer une dissonance au service de l’ouverture.

- Comment situez-vous cet album dans votre parcours personnel et dans votre discographie ?

Il y a quelque chose qui m’a fait plaisir, lorsque j’ai entendu ce disque pour la première fois après avoir travaillé dessus durant plusieurs mois. J’ai découvert quelque chose qui m’avait échappé, qui ne m’appartenait pas ; ça m’a plu. Ce qui me plait dans l’improvisation, c’est que l’inconscient prend le dessus. Je n’ai pas toujours eu cette impression, y compris plus jeune quand j’avais encore quelques petites choses à régler par rapport à la musique. Depuis quelques années, je lâche prise, je suis moins concentré sur ce qu’il faut que je fasse. Ma discographie semble plus fidèle à ce que mon cœur suggère - et aussi mon inconscient.

- L’exercice du solo est une prise de risque. Comment l’appréhendez-vous ?

C’est intense ; je n’ai pas fait de solo en tant que jeune musicien, j’ai toujours voulu jouer avec les autres. Ce n’est pas vraiment évident lorsque tu es pianiste. A vrai dire, je me suis intéressé au solo à la demande de mon producteur. Ce n’était vraiment pas une évidence et finalement ça m’a plu. Je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses à découvrir sur son jeu, sur soi, et aujourd’hui j’ai grand plaisir à le faire.