Scènes

Cairo Jazz Band

Le Cairo Jazztet, Rashad Fahim (p), Ihab Badr (elb) et Salah Ragab (d), invite Osman Kareem (ts) et Mohamed Shola (nay) - 24 avril 2005 - Opera House du Caire.


C’est jour de fête en Égypte, mais, visiblement, les Cairotes ont choisi d’autres loisirs : la petite salle de l’opéra est au trois-quarts vide. Pourtant, le trio qui s’y présente est parmi ce qui se fait de mieux en jazz au Caire. En outre, il a invité Osman Kareem, ténor de Kansas City qui a fait ses classes avec Art Blakey, ainsi que Mohamed Shola, éminent professeur de nay à l’Université d’Helwan.

Le trio est déjà connu des lecteurs les plus assidus de Citizen Jazz ; inutile, donc, de présenter à nouveau les musiciens. Contentons-nous de faire remarquer que le leader du groupe est le batteur, Salah Ragab. Dans la musique orchestrale traditionnelle égyptienne, c’est presque toujours le joueur de darbouka qui donne « le rythme et le ton » et dirige le déroulement du morceau. Il est donc peu étonnant que les batteurs continuent de jouer un rôle clé dans le jazz égyptien. C’est ainsi qu’à l’image de Salah Ragab, Yehia Khalil dans un style orientalisant, et Ahmed Rabbie dans une veine fusion, soient également des batteurs, dont les combos animent la scène cairote.

Pour revenir à Salah Ragab, cette personnalité attachante est l’un des « pères » du jazz en Egypte. Dès les années 50, il se passionne pour cette musique, qu’il introduit dans le pays au début des années 60, après avoir étudié avec Clark Terry. Malgré des sessions avec Sun Ra, malgré son professionnalisme et son opiniâtreté, il ne réussit pas à maintenir le big band de vingt musiciens qu’il avait créé dans les années 70. Aujourd’hui, il tourne avec son trio, principalement entre le Cairo Jazz Club et le Cairo Opera House, joue en compagnie de nombreux invités - comme Osman Kareem, Florent Cornillet… - et accompagne des musiciens de passage - Francis Lockwood, par exemple.

Salah Ragab’s Friends © Ralf McCullan

Neuf compositions animent la soirée. Des standards, comme l’éternel « Take the A Train » du Duke, le fougueux « Billie’s Bounce » de Bird, l’obsédant Bemsha Swing de Sphere et le splendide « Delilah » de Brownie. Mais le quintet joue également des compositions originales de Salah Ragab, comme « Oriental Mood » ou « Cleopatra » (deux des titres, annoncés en arabe, que l’on a pu saisir au vol…).

Le quartet joue dans un esprit hard-bop, avec des touches funky apportées par le bassiste Ihab Badr. Dans l’ensemble, des introductions dynamiques, des variations vives, des tempos entraînants et un équilibre sonore qui fait la part belle à la section rythmique. Heureusement, Salah Ragab connaît son affaire et joue avec beaucoup d’entrain. Rashad Fahim est un accompagnateur plutôt discret, et, dans ce contexte, ses chorus efficaces rappellent parfois Bobby Timmons. Le son de la basse électrique de Ihab Badr évoque celle de Jaco Pastorius, et son groove donne une bonne pulsation au groupe. Osman Kareem n’est plus tout jeune, et on sent chez ce ténor un métier évident, en particulier pour l’écoute et la mise en place. Si le saxophoniste possède une sonorité plutôt épaisse, un vibrato médium et un discours assez agressif, il ne maîtrise plus parfaitement sa colonne d’air, malheureusement, ce qui se traduit parfois par une justesse limite à laquelle il faut ajouter une perte sensible d’agilité dans les doigtés quand le rythme s’affole. Il n’en reste pas moins qu’Osman Kareem a encore des choses à dire, et qu’il le fait avec un sentiment qui force le respect.

Mohamed Shola s’est joint au quartet pour jouer du nay (flûte en bambou à sept trous, dépourvue d’anche, de taille variable, qui existe depuis l’Égypte antique et permet aux plus virtuoses de couvrir jusqu’à trois octaves). Le musicien est impressionnant : souffle continu, puissance, maîtrise des effets (vibrato, crescendo, staccato…), virtuosité… Mais l’instrument semble assez rétif à la syncope, et l’absence d’anche ou de bec n’aide probablement pas l’artiste dans ses jongleries avec les phrases bondissantes du jazz. Cela dit l’exposé du thème « Delilah » en alternance avec le ténor a été un moment fort de la soirée et prouve que l’expérience mérite d’être approfondie. Pour la petite histoire, deux musiciens de mizmar (sorte de hautbois à sept trous, court, et surtout utilisé pour jouer des rifs dans les orchestres de musique traditionnelle). sont intervenus en chœur sur l’un des thèmes de Salah Ragab, mais le son criard, suraigu et vociférant de cet instrument accompagne avec plus de bonheur les mariages et la danse du ventre, qu’un timide thème jazzy…

Même si le quintet applique un peu trop systématiquement la recette thème-solo-thème sans que s’instaure réellement un dialogue entre les musiciens, l’ensemble du concert fut de bonne tenue, et plus enrichissant que bien des sorties…