Chronique

Camisetas

Camisetas

Médéric Collignon (cornet de poche, flugelhorn, claviers, voc), Maxime Delpierre (g), Arnaud Roulin (claviers), Jim Black (dm, g, électroniques)

Label / Distribution : Chief Inspector

Comme L’imparfait des langues, le dernier Sclavis, Camisetas témoigne du retour en force du rock et de ses guitares dans l’univers du jazz. Deux figures symbolisent cette ®évolution : Maxime Delpierre, déjà présent sur l’opus de Sclavis, et le label Chief Inspector, à l’initiative du disque des « Chemises ». Ces deux entités donnent une couleur très identifiable au projet, la guitare légèrement distordue de Delpierre constituant « la corde rouge » de l’album. De son côté, Chief Inspector se présente comme un défricheur collectif, à l’image du fameux label de « post rock » canadien « Constellation » (Godspeed You Black Emperor, Silver Mt Zion, Hanged Up…). Comme tout label qui se respecte, tous les projets soutenus par la structure française défendent une esthétique commune, en l’occurrence mi-rock mi-jazz à l’image de Rockingchair ou de Limousine.

Camisetas, c’est aussi le nouveau projet de trois autres fortes personnalités du jazz peu avares en collaborations bariolées : Jim Black (Tim Berne, Ellery Eskellin, Uri Caine, Dave Douglas…), Arnaud Roulin (Le Cube, Soulreactive, Poni Hoax) et Médéric Collignon (MegaOctet, ONJ, Jus de Bocse, Collectif Slang, Septik…), dont la présence constitue en elle-même un gage de qualité. Enregistré en une semaine lors d’une résidence au Pôle Sud de Strasbourg, le disque garde trace de cet aspect spontané et improvisé, pour le meilleur et pour le (moins) pire. Si l’improvisation offre des moments véritablement jouissifs (« Legend of the Dangerous Bean » excellente historiette entre In a Silent Way et Nils Petter Molvaer), elle laisse parfois échapper quelques passages plus anecdotiques (l’électro limite dub « Week-end à Laval »). Enfin, l’omelette des « Chemises » a certes cassé quelques œufs ici ou là, mais elle laisse surtout un succulent arrière-goût aigre-doux.

Paradoxalement, Camisetas choisit le « format pop » : la majorité des mélodies se sifflent sans peine et seuls deux morceaux excèdent les six minutes. Chez eux, l’improvisation est serrée comme le café, compacte comme le disque. En témoigne un premier morceau qui démarre sur les chapeaux de roue, du rock atmosphérique au rock le plus lourd ou le plus hard : « House of the Sleeping Dwarfs » - c’est son titre - passe par toutes les couleurs, déployant une énergie « remarquable » comme dirait le Président de la rupture. Ce morceau, porté par les scats de Collignon, intronise le souffleur en une sorte de chanteur de rock voisin d’un Mike Patton ou d’un Eddie Vedder lorgnant vers Nusrat Fateh Ali Khan sur « No Radio ».

Camisetas n’a aucun tabou, aucune limite, le groupe se « fout » des frontières et passe ainsi des pièces les plus expérimentales (« Pneu lisse » ou « Si fait’ico » final) aux plus tubesques (« No radio ») proche de Radiohead, « La Meinau » taquinant même le métal primitif de Sepultura. Car Camisetas n’est pas un album rassurant : en piochant sans embarras dans tous les styles, il provoque chez l’auditeur l’agréable gêne qui caractérise l’art. « Un disque doit être comme un caillou dans une chaussure », pour détourner le mot de Lars Von Trier. Nos « Chemises » savent manier les savates musicales : « La shoe de Sue » (justement) débute par d’inquiétants samples qui tranchent franchement avec le morceau introductif. Ce fossé entre les deux premières pièces de l’album dénote une volonté de transcender les styles, sans s’y enfermer ni s’en réclamer, dans le but de jouer, tout simplement : à l’instar de « Sheep Sheep Sheep » mouton sans prétention à la rythmique tour à tour lourde, étrange, sombre et groovy.

Espérons que Camisetas ne restera pas tissu mort et que les chemises se reproduiront sur disque et sur scène. Car s’il s’écoute comme un disque de jazz (en claquant des doigts), il se vit comme un disque de rock : en bougeant les cheveux.