Portrait

Carla Bley, monstre sacré du jazz


Rendons cette fois hommage à une diva, une sacrée personnalité entrée au panthéon jazzistique. Son nom, Bley. Son prénom, Carla, pianiste, compositrice, saxophoniste, claviériste, chef d’orchestre, arrangeuse américaine.

Des « Miss au Génie », Carla Bley en fait décidément partie. Les faits le démontrent amplement : tout d’abord, c’est l’une des rares femmes non chanteuses à jouir d’une grande notoriété dans le monde swinguant et enjazzé. Et elle l’a bien mérité. Elle a en effet contribué à renouveler l’écriture et l’arrangement avec une grande subtilité, une immense créativité et une bonne dose d’originalité. Si vous en doutez, écoutez au moins son opéra jazz Escalator Over the Hill. Il fallait oser. Carla l’a fait.

Aventurière intrépide, elle explore la musique américaine sous toutes les latitudes. Elle est sans cesse en quête de nouveaux horizons musicaux et sonores. Elle teste, sans jamais se lasser, de nouvelles sonorités. À elle seule, la liste de ses acolytes dit toute la diversité des genres que Carla Bley a abordés : à côté des musiciens de jazz (Roswell Rudd, Gato Barbieri, Charlie Haden, Don Cherry, Enrico Rava, Jimmy Knepper, Jimmy Lyons, Paul Motian, Howard Johnson, Sheila Jordan, Bob Stewart, Jeanne Lee, John McLaughlin, Steve Lacy, Kent Carter, Aldo Romano, Michael Mantler), on trouve Don Preston (claviers des Mothers Of Invention de Frank Zappa), Jack Bruce (bassiste de Cream), la chanteuse country Linda Ronstadt, Robert Wyatt ou Nick Mason (batteur de Pink Floyd). D’ailleurs, l’album solo de ce dernier (Fictitious Sports, 1981) est en grande partie un album de Carla Bley.

Elle varie les plaisirs et écrit des musiques de film : son arrangement de la b.o. de Huit et demi (Fellini) apparaît sur le disque de Hal Willner en hommage à Nino Rota. Mortelle randonnée (Claude Miller - 1983) porte lui aussi sa patte musicale.

Carla Bley, et plus si affinités

Carla Bley est née Carla Borg le 11 mai 1938 à Oakland en Californie. (Etait-ce une enfant surdouée ? C’est une possibilité. À vous de juger.) Lorsqu’elle a trois ans, son père, Emile, professeur de piano et maître de chœur à l’église locale, lui inculque quelques rudiments de musique. Juste ce qu’il faut. Carla écoute, intègre tout très vite. Haute comme trois pommes, elle tient déjà l’orgue durant les offices. Étonnant, non ? En bref, elle apprend à parler et à jouer en même temps. Après tout, ne dit-on pas que les mots sont comme des notes ?

Mais l’appel du jazz est plus fort que tout…

L’heure de la liberté à sonné. Ça va swinguer.

Farouchement indépendante, elle tire sa révérence et quitte très jeune le giron familial. Elle s’installe à New York, là où ça swingue vraiment. Afin de s’imposer dans un monde marqué au sceau de la masculinité, elle s’improvise dans le rôle de « Carla, jeune fille aux cigarettes ». En effet, c’est notamment en vendant des cigarettes dans les famous clubs de jazz tels que le Birdland qu’elle trouve le moyen d’assister aux concerts, et bien sûr de rencontrer les musiciens.

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Go and fly…

Armée de sa pugnacité, de son audace, de sa volonté , de son talent, elle finit par susciter l’intérêt de quelques musiciens et non des moindres : Paul Bley, son premier mari, Jimmy Giuffre, George Russell ou encore Art Farmer. Ceux-ci conquis, charmés, adoptent certains de ses morceaux (1959). Le temps de se faire une place, d’être reconnue à sa juste valeur. Sa carrière ne prend réellement son envol qu’à partir de 1964. Elle exerce alors à plein temps. Au début, le free jazz, l’improvisation collective marquent ses œuvres. Pour preuve, écoutez donc son premier 33-tours : Jazz Realities (Steve Lacy, Aldo Romano, Kent Carter)

Et la lumière fut

C’est cependant en 1967 que ses talents de compositrice apparaissent au grand jour, lorsqu’elle écrit une série de thèmes pour le quartette du vibraphoniste Gary Burton : A Genuine Tong Funeral, patchwork finement cousu de morceaux issus de la musique latino-américaine, du blues, de rock, et d’une certaine musique européenne à la Kurt Weill. Quand on aborde de cette époque de sa carrière, on évoque souvent ce compositeur allemand (les Nazis considéraient sa musique comme « dégénérée » au point de brûler ses partitions !) l’a inspirée. D’ailleurs, elle a écrit un arrangement pour grand orchestre de « Lost in the Stars » sur l’album de Willner qui lui est consacré.

Peu après, en 1969, Charlie Haden, contrebassiste militant de la gauche américaine, lui commande des pièces pour son « Liberation Music Orchestra » qui, mondialement reconnu, compte un véritable commando d’improvisateurs : Carla Bley, Don Cherry, Dewey Redman, Roswell Rudd, Howard Johnson, Paul Sorrow, Gato Barbieri… Chacun a sa manière et tous ensemble, ils délivrent un message musical et idéologique qui n’a pas pris une ride. Carla Bley suivra de très près son évolution et y participera. Cette implication dans l’écriture (subversive ?) l’inspire. Elle crée alors Escalator over the Hill.

Escalator over the Hill : monument de créativité

Cet opéra, Carla Bley le compose à partir du livret du poète Paul Haines.
« It’s again, and again, and again… » en est la première et la dernière phrase. L’œuvre s’affirme ainsi comme un cycle, une histoire sans fin. Elle aura demandé quatre années de travail (1968-1972). Musicalement, finalisé sur la table de montage ce monument très créatif, très ingénieux très osé pour l’époque, offre un panorama de divers genres musicaux : rock, musique classique indienne, éclats de musique contemporaine dérivés du jazz, etc. Escalator Over The Hill pouvait donc être qualifié de délire musical ou de provocation : en plus de mélanger des styles qui, a priori, n’ont rien en commun, c’est un pied de nez : il nargue - ou plutôt bafoue - les diktats de la composition et de l’improvisation, les querelles intestines et stupides des intellos-aficionados du jazz, les sacro-saintes lois de ses principaux courants. Outrage ! Carla Bley ouvre la voie à un espace artistique où tout est permis. Finalement, la seule contrainte est de jongler avec les possibles. En quelque sorte, elle est le précurseur (pourquoi ce nom commun est-il uniquement employé au masculin ?) d’un courant musical marginal qui échappe aux classifications stylistiques.

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Carla Bley ne s’arrête pas en si bon chemin… Loin, toujours plus loin.

En 1973, avec M. Mantler, elle monte sa propre maison de disques « Watt ». Au terme d’une participation de six mois dans le groupe de Jack Bruce en tant que claviériste (1975), elle décide de voler de ses propres ailes. Dès lors, elle se consacre à écrire pour des orchestres dont la taille évolue en fonction de son inspiration (entre une demi-douzaine et une dizaine d’instrumentistes). Ensuite, elle se produit à la tête de moyennes formations (comportant presque toujours un cor et un tuba). Par exemple, elle dirige l’Europamerican Big Band (1985) composé pour l’essentiel de musiciens du Vienna Art Orchestra auxquels sont venus s’ajouter les membres de son groupe, Hiram Bullock, Larry Willis, Steve Swallow, Victor Lewis et Tom Nicolaus. À la demande de Jack Bruce, elle compose un mini-opéra, Under The Volcano (Jack Bruce, Steve Swallow, Don Preston), d’après le roman de Malcolm Lowry ; il, sera donné à l’occasion du New Music America Festival 1985 de Los Angeles.

Tout en continuant à enrichir son répertoire en composant de nouvelles pièces ou en réorchestrant d’anciennes œuvres, elle se produit soit en duo (depuis 1987) avec son compagnon, le bassiste Steve Swallow, en trio avec Swallow et Andy Sheppard (depuis 1991), en quartette avec Andy Sheppard, Steve Swallow, Billy Drummond (« The Lost Chords »), en sextet : « Le Carla Bley Sextet » (Hiram Bullock, Larry Willis, Steve Swallow, Victor Lewis et Don Alias), en octet : le groupe « 4x4 » (quatre soufflants associés à une section rythmique de quatre membres, 1998) ou encore avec le Big Carla Bley Band composé de dix musiciens. On retrouve très fréquemment dans ses formations, en solistes, le trompettiste Lew Soloff, le tromboniste Gary Valente, les saxophonistes Wolfgang Puschnig et Andy Sheppard.

Parmi ses nombreuses compositions, citons les plus remarquables : « Floater », « India Song », « Wildlife », « The Girl Who Cried Champagne », « Reactionnary Tango », « The Lord Is Listenin’ To You ». À présent, après plusieurs décennies, ses compositions prennent place aux côtés de deux monstres sacrés : Gil Evans et Duke Ellington. Donc, par transitivité de l’égalité, Carla Bley est bel et bien, elle aussi, un monstre sacré du monde enjazzé.

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Discographie :

  • 1971 Escalator Over The Hill (Carla Bley and Paul Haines)
  • 1974 Tropic Appetites (Carla Bley)
  • 1977 Dinner Music (Carla Bley)
  • 1978 European Tour 1977 (Carla Bley Band)
  • 1979 Musique Mecanique (Carla Bley Band)
  • 1981 Social Studies (Carla Bley Band)
  • 1982 Live ! (Carla Bley Band)
  • 1983 The Ballad Of The Fallen (Charlie Haden and Carla Bley)
  • 1984 I Hate to Sing (Carla Bley Band)
  • 1984 Heavy Heart (Carla Bley)
  • 1985 Night-Glo (Carla Bley)
  • 1987 Sextet (Carla Bley)
  • 1988 Duets (Carla Bley and Steve Swallow)
  • 1989 Fleur Carnivore (Carla Bley)
  • 1991 The Very Big Carla Bley Band (Carla Bley Band)
  • 1992 Go Together (Carla Bley and Steve Swallow)
  • 1993 Big Band Theory (Carla Bley)
  • 1994 Songs with Legs (Carla Bley)
  • 1996 … Goes to Church (Carla Bley Big Band)
  • 1998 Fancy Chamber Music (Carla Bley)
  • 2000 4x4 (Carla Bley)
  • 2003 Looking For America (Carla Bley Big Band)
  • 2005 Not In Our Name (with Charlie Haden Liberation Music Orchestra)
  • 2007 The Lost Chords Find Paolo Fresu

par Eva Aym // Publié le 3 novembre 2008