Tribune

Carnet de bord : Rhizottome au Japon - 9


Photo Franpi Barriaux

Chronologiquement, je livre ici quelques moments de ces dernières semaines en solo, avant que Matthieu ne me rejoigne.

Au cœur de la ville, collé au building de la télé NHK et de quelques routes saturées, s’est hissé en deux jours un temple de bois prêt à accueillir une fête populaire autour du bunraku.

Ciel de bunraku – crédit A.Dousset

Je suis assise près des musiciens. A ma droite trois récitants, cinq shamisens et un petit koto.
A ma gauche, offstage, quelques tambours.
En face, trois marionnettistes par poupée contant des histoires traditionnelles incroyables dans un décor carton-pâte.
Éberluée tant par la danse des manipulateurs, la finesse et la complexité des performances vocales, que par l’œil fixe et impénétrable de ces joueurs de shamisen jouant à l’unisson, je rentre à Kyôto avec un sourire de gosse.

Shamisens et récitants – crédit Kazue Kawase

Quelques jours plus tard, je donnerai à voir la toute dernière représentation de mon solo Haigorei à Urbanguild (joué pour la première fois il y a six ans sur la même scène). La boucle se boucle avec beaucoup d’émotions et un public au rendez-vous.

Haigorei – crédit François Azambourg

S’ensuivent deux semaines d’escapade en France pour travailler avec La Cavale sur leur prochaine création « Des Personnes ». Quinze jours intenses de danse à Poitiers puis au CCN de La Rochelle, où je déconnecte avec Rhizottome quelque peu avant de m’en retourner en terre japonaise.
Profitant d’un tout petit jour off, le troisième clip de Dame Dissa Dame Dousset et moi se tourne avec notre cher Paul Poutre. Et le voilà déjà sorti, par ici.

De retour au Japon, je file à Okinawa où je resterai cinq jours. En déambulation solo, j’arpente les rues de Naha, espérant peut-être rencontrer des musiciens insolites. A défaut, j’improvise un concert piano-voix dans la guest house où je loge, puis pars en journée découvrir quelques îles alentour ; et c’est à Zamami-jima que je tomberai par hasard sur une représentation de musiques et danses traditionnelles locales, yatta ! En effet, comme mes amis japonais ne cessaient de me le dire, je découvre ici une musique complètement différente de celles jouées dans l’île principale. Ce sont principalement des ritournelles populaires – quelques lamentations a cappella, mais aussi des chants accompagnés par des sanshins (shamisens en peau de serpent) et autres sifflets de femmes et d’hommes joyeux qui font groover la chose et égayent la danse. Je demande à quelques amis rencontrés sur place le sens de ces paroles : on me raconte principalement l’attachement à la terre, des histoires de récoltes et d’awamori (l’alcool typique de la région qui fait tourner la tête de tous). Mais en fouillant un peu plus, et restant intriguée par ces rythmiques bernaires [1], je découvre - à travers ce que je perçois de loin comme des lamentations - des chants spirituels profonds liés au shamanisme pratiqué encore dans certaines îles. Tiens, tiens, encore une culture où des thérapeutes sacrés usent de la musique pour soigner les âmes - ici le soin s’accorde d’ailleurs principalement au féminin, si on pense aux Yuta dans l’archipel Miyako par exemple.

Danses de zamamijima – crédit A.Dousset

Extraits sonores du documentaire Sketches of Myakh :

Les gens que je rencontre ici sont drôles, détendus, attachants ; beaucoup de grandes gueules fort sympathiques. Un Japon autre, quelques bonnes dégaines de mafieux, flip flap et chemises à fleurs, et présence toujours palpable de la lutte contre la domination américaine (manifestations, affiches, sujet parfois au centre des discussions etc…). De quoi être bien perdue, esseulée dans le Pacifique, mais en bonne compagnie, toujours, c’est parfait. Végétation tropicale incroyable, je repars avec une petite collection de photos de rhizomes, et avec un air de shamisen qui me colle au corps (entendu dans un bus le jour de mon arrivée), air que je compte bien garder tout près, triturer et arranger en rentrant.

Racines de Tokashiki-jima – crédit A.Dousset

Nous sommes presque à la mi-novembre, et j’apprends dans ce contexte de déconnexion totale et de décentrement les événements survenus à Paris dans la nuit. La dernière photo de ce carnet est l’enseigne du premier bar croisé sur ma route après avoir eu vent de tout ça. Entre l’ici et l’ailleurs, la couleur clinquante et le noir et blanc jamais bien loin, je zone entre décalage insoluble et ironie palpable…

Nouveaux jeux interdits – crédit A.Dousset

Un nouveau regard sur des Jeux interdits. Paulette et Michel buvant de l’awamori.

par Armelle Dousset , Matthieu Metzger // Publié le 20 décembre 2015
P.-S. :

Suite

[1Un mot pour désigner ce mi-binaire mi-ternaire propre à pas mal de musiques de transe. Les musiciens soufis par exemple emploient le mot « bernaire ». c’est un néologisme certes, mais il existe dans la bouche de pas mal de musiciens, en tout cas chez ceux qui pratiquent assez ce type de musique pour avoir besoin de la nommer… NDLR