Entretien

Cédric Piromalli

Quelques questions sur Thelonious Monk posées au pianiste Cédric Piromalli.

Pianiste et organiste, découvert au début des années 2000 avec la formation Triade au côté de Sébastien Boisseau et Nicolas Larmignat, Cédric Piromalli est de ces musiciens raffinés qui ont digéré toute l’histoire de l’instrument. Aujourd’hui, il se produit dans le trio West Lines ou dans des prestations plus improvisées au côté de Paul Lovens, Mikko Innanen ou Frantz Loriot et développe un jeu personnel qui laisse libre cours à sa sensibilité.

En 2009, pour le label Yolk, il signe un disque sobrement intitulé Monk dans lequel il rend hommage au maître en se réappropriant quelques unes de ses compositions. Nous lui avons posé quelques questions le concernant.

Que reste-t-il de Thelonious Monk ?

L’œuvre de Monk, comme celle de tout grand artiste, reste et restera éternellement une source d’inspiration, Thelonious Monk étant un modèle d’individualité aboutie et cohérente. Sa musique et sa démarche (répertoire ou éléments de jeu) peuvent alors se retrouver chez des musiciens aussi divers que Brad Mehldau, Bill Frisell, Ran Blake, Aki Takase, Paul Motian, Steve Lacy, Chick Corea…la liste pourrait être très longue. Sa proposition fut si forte qu’elle en est devenue intemporelle et inépuisable.

Qu’est ce qui fait, aujourd’hui encore, son originalité dans sa pratique de l’harmonie et son rapport au rythme ?

La force de sa musique réside sans doute dans l’extrême cohérence et l’interdépendance des paramètres qui la composent. L’articulation entre les mélodies, le rythme, l’harmonie, la forme, l’écriture et l’improvisation opère constamment comme un tout où tout se tient… Si on ajoute à cela un vocabulaire et une manière de faire tout à fait unique (pour l’époque, et encore maintenant), on a alors une musique originale dans son essence.

Le positionnement des mains de Monk, ses longs doigts qui restent droits, sont fascinants à regarder. Peut-on dire que sa musique est le résultat de cette technique peu orthodoxe ?

Je ne dirais pas cela, je n’adhère pas à l’idée d’une hiérarchie claire (donc d’une séparation) entre la technique instrumentale et la musique jouée… Est-ce sa technique (qui en est une, parmi d’autres, même si elle sort des canons habituels du piano) qui l’amène à jouer ce qu’il joue ou bien son oreille qui guide ses mains et son corps vers l’obtention des sons qu’il imagine ? La réponse lui appartient, comme elle appartient à chaque musicien. Et elle se trouve sans doute entre les deux !

Cédric Piromalli, photo Frank Bigotte

Est- ce qu’il est difficile de jouer comme lui ?

D’un côté le jeu de Monk se prête assez facilement au mauvais pastiche. Quelques dissonances, quelques placements rythmiques atypiques entourés de silence, un son un peu percussif et le tour est (grossièrement) joué. En rester à ce stade d’imitation relèverait bien sûr de l’anecdote musicale peu convaincante.

En réalité les éléments constitutifs de son jeu sont tellement marqués, tellement porteurs d’identité qu’il est très difficile de les réutiliser en tant que tels. Charlie Parker ou John Coltrane, par exemple, ont apporté un nouveau langage mélodico-harmonique dont tout le monde a pu s’emparer (parce qu’à la fois objectivement analysable et suffisamment complexe pour être réutilisé autrement). A l’inverse, s’approprier Monk me semble être une affaire plus délicate, et par là même hautement intéressante. Je ne saurais pas l’expliquer clairement mais malgré le caractère très original et défini de sa façon de jouer, je n’ai pas le sentiment qu’il ait créé un « langage ». Plutôt une sorte de dialecte clos parlé et compris par lui et pour lui…

Il y a chez Thelonious Monk des traits, des tournures qu’on retrouve dans la plupart de ses interprétations et qui sont sa signature. Comment expliquer que ces répétitions ne soient pas considérées comme une faiblesse stylistique ?

Il est vrai que si chez certains musiciens ces signatures peuvent virer au tic de langage quelque peu agaçant (je pense à Oscar Peterson sur la fin, par exemple, ou Chick Corea parfois), chez Monk, ça n’est jamais gênant car il n’y a jamais rien de systématique. Chaque tournure, même « répertoriée », est toujours réinventée, déplacée, surprenante et pertinente, toujours au service de la musique jouée.

Et, encore une fois, ces maniérismes s’insèrent dans un ensemble plus large, fonctionnant avec la composition (ou la recomposition dans le cas des standards). De plus, on ne sent pas d’affaiblissement de la pensée musicale dans l’ensemble de sa carrière, on a l’impression qu’il est toujours là tel qu’à ses débuts, qu’il redécouvre sans cesse ses propres idiomes, sans se reposer sur une recette ou tomber dans la redite.

Les thèmes de Monk, quoique tordus, sont immédiatement reconnaissables. Malgré leur difficulté, ils font partie partie du patrimoine du jazz et tout le monde se les approprie. Comment résout-il, dans son écriture, cette contradiction entre complexité et évidence ?

Les compositions de Monk sont très attirantes pour les musiciens de jazz car elles donnent des pistes d’improvisation multiples et cohérentes entre elles. Les mélodies sont si fortes qu’on ne peut réellement s’en abstraire pour improviser. Elles contiennent toujours des placements rythmiques pensés comme des appuis, des jalons qui se répercutent sur l’improvisation et le jeu des accompagnateurs. Les enchaînements harmoniques (perdant leur sens sans leur rapport à la mélodie) sont souvent atypiques et donnent matière à réfléchir et à entendre « autrement ». La matière à improvisation est donc multiple et ludique.
C’est pourquoi je ne parlerais pas d’évidence pour décrire la musique de Monk. Elle est pour moi, justement, tout sauf évidente, elle fuit sans cesse l’évidence et la platitude. C’est aussi pourquoi, à mon sens, sa musique est d’autant mieux jouée qu’elle est travaillée en détail (finesse du placement rythmique, composition des voicings qu’il utilise, etc). Même les compositions de Monk parmi les plus simples, donc les plus réutilisées par les jazzmen, méritent qu’on s’y arrête avec beaucoup d’attention.

Une composition de Monk mal comprise et jouée approximativement perd beaucoup de sa saveur, je trouve – ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait ne les jouer que « dans le texte », bien au contraire, mais plutôt connaître la pièce sous toutes ses facettes pour pouvoir vraiment l’exploiter avec un maximum de liberté.

Quelle période quel disque vous touche le plus ?
Si je n’avais qu’un disque à garder ce serait Monk Alone in San Francisco. D’abord parce que c’est un solo et que j’ai abordé mon écoute et mon travail sur Monk plutôt par ce biais, et puis surtout parce qu’on y entend un Monk apaisé, calme, un peu rêveur.

Je trouve cet enregistrement assez introspectif et poétique, empreint d’une sorte de douceur qui est assez inhabituelle chez lui. Même le son qu’il produit au piano est assez moelleux, ce qui contraste quelque peu avec le timbre très tranchant et percussif qu’on lui connaît. Et le résultat est magnifique.

En tant que pianiste, pourquoi avoir voulu s’attaquer à cette montagne qu’est
Monk et comment avez-vous envisagé l’ascension ?

L’élaboration de ce disque, dans mon souvenir, n’a pas été sans son cortège de doutes et d’angoisses, car le sujet abordé était sans doute un peu « osé » pour le jeune pianiste que j’étais à l’époque…
Mais je ne l’ai pas non plus considéré comme une montagne, dans un sens trop révérencieux, sinon je ne serais pas allé au bout, je crois !

Mon but n’était pas de coller à son esthétique ou d’imiter son jeu. Je l’ai plutôt abordé du point de vue, d’abord, du répertoire. Les pièces de Monk m’ont offert un formidable terrain de jeu kaléidoscopique, propice à la diffraction et à l’éclatement des formes. Puis je me suis vite aperçu qu’on ne pouvait aborder ses compositions sans rentrer également dans ses manières de jouer du piano, et d’improviser.

Il faut dire aussi que j’étais à l’époque, du fait de mon parcours, plutôt influencé par des pianistes de jazz qu’on pourrait qualifier de « romantiques / virtuoses ». Me rapprocher de Monk a donc été une façon plus ou moins inconsciente de chercher à faire évoluer ma personnalité, dans une confrontation à une musique justement assez éloignée de ce que j’étais à ce moment-là. Je me suis en quelque sorte servi de lui pour faire bouger mes lignes et mes cadres.

Au final, le panorama était beau ? Avez-vous appris des choses sur vous-même à
le fréquenter ?

J’ai énormément appris, d’abord, d’un point de vue musical, en tentant de mieux comprendre ses architectures harmoniques décharnées, son placement rythmique particulier à la fois épais et souple, ses tournures mélodiques anguleuses, son rapport au temps et au silence. Ma musique s’en est trouvée durablement changée, et même si je suis passé depuis par beaucoup d’autres prismes, il aura indéniablement contribué à m’ouvrir les oreilles.

Puis, plus généralement, Monk donne sans cesse un exemple d’intégrité auquel on peut toujours se référer, par l’affirmation d’une parole personnelle franche et libre. C’est une direction que tout artiste, à mon sens, se doit d’essayer de garder tout au long de son parcours.