Chronique

Charles Trenet

La vie en mauve

Label / Distribution : BDMusic

Dans la collection des Greniers de la mémoire dirigée par Karine Lebail et Philippe Tetart, l’œuvre de Charles Trenet est passée au peigne fin avec des illustrations savoureuses et facétieuses de Cabu, une couverture de José Correa, une riche iconographie tirée de collections privées et un substantiel texte biographique de Stéphane Ollivier. Et bien sûr, dans cette réédition due à l’excellente maison BD Music, deux CD.

Une apologie sans surenchère, construite intelligemment à partir de documents variés, rares et bien choisis. « Oui, on peut être fan de Trenet et pilier de Charlie Hebdo » écrivait finement Pascal Bussy dans son Trenet paru chez Librio ! Écrire des chroniques sur un jazz pointu et complexe et tomber sous le charme du « fou chantant ». Reconnaître, et pas du bout des lèvres, le talent de cet homme singulier, auteur des paroles et des musiques de près d’un millier de chansons, croquis savoureux pleins de rythme de jeunesse et de poésie.

La vie en mauve : titre subtil pour décrire la tonalité de l’œuvre de ce formidable poète, éclairer « la part de l’ombre » de Charles Trenet. C’est lui-même qui le dit : "Le mauve, c’est le spleen, la nostalgie. Ça va plus loin aussi : il y a peut être de l’ombre et du remords. Le mal mauve, c’est le blues en définitive. Les noirs ont trouvé qu’ils étaient bleus, et moi, j’ai trouvé que j’étais mauve, par moments. »

Sur cet exergue, on pénètre dans ce qui fait la richesse de l’univers de Trenet, qui a réussi à imposer un ton singulier. Il aime le jazz, le découvre dans l’effervescence des rythmes syncopés. Il est évident pour lui que l’époque a trouvé là « plus que son tempo : son incarnation musicale ». Il a sans le moindre doute contribué à populariser le swing dans la France de l’immédiat avant-guerre, jouant avec des orchestres de jazz, des musiciens reconnus tels qu’Alix Combelle, Hubert Rostaing, le quintette du Hot Club de France de Grappelli et Reinhardt. Claude Fléouter écrivait de lui dans Le Monde qu’il était à la fois « le fils prodige de George Gershwin et de Louis Armstrong… le premier chanteur métis français. »

Le premier CD, A la radio, est précieux car il alterne chansons et entretiens d’archives où Trenet commente ses enregistrements, toujours de bonne grâce et avec malice. On écoute aussi avec plaisir Raymond Devos dans « Le bon plaisir de Raymond Devos », le producteur Jacques Canetti dans le « Parti pris de Charles Trenet », Jacques Chancel dans une de ses « Radioscopies ». Difficile de ne pas éprouver un brin de nostalgie en réécoutant des extraits de ces belles émissions de France Inter et France Culture.

Le second CD est un inédit de 1947 : le premier récital intégral, enregistré dix ans après ses débuts. Trenet est au faîte de sa gloire et « La Mer » a remporté un succès planétaire l’année précédente. Ce concert est un véritable feu d’artifice où il est heureux de faire du neuf, de tenir la scène, seul, une soirée entière au Théâtre de l’Etoile à Paris. Grâces soient rendues à la radio et à l’INA qui nous ont permis de conserver l’enregistrement de cette soirée.

Auteur complet à 34 ans, cet « effrayant génie » est de retour après une série de concerts en Amérique. La France lui manque. Professionnel, il est proche du public qu’il veut « distraire », en équilibriste baroque mais sans préciosité, drôle et profond. Espiègle et dilettante à souhait, c’est sur le versant poétique qu’il faut aller le chercher, lui qui a volontiers libéré l’inspiration.

Le paradoxe du « fou chantant » qui révolutionna la musique et la chanson de son temps est que sa joie de vivre, son swing, son imagination galopante et fantaisiste ne peuvent cacher la nostalgie et le retour incessant à l’enfance. Ses chansons parlent de l’après, de la mort, de ces fantômes pas si malheureux qui reviennent hanter les vivants. Dans la délicieuse « Mam’zelle Clio », il a cette formule : « Je suis bien mort quoi qu’on en dise… Oui, mais le diable m’a permis de revenir toutes les nuits… dormir avec vous. » Il disait aussi, toujours soucieux de réunir corps et âme : « Après la vie, il n’y a rien du tout. Mais c’est bien, rien, c’est reposant. Oui, la vie est un passage physique et l’âme n’existe pas. Il y a l’âme des poètes, je l’ai chantée - c’est ce qu’ils ont laissé. »

Vous l’aurez compris, je vous envie de découvrir ce délicat « long box » à l’italienne qui se feuillette comme un album de souvenirs de la France quand triomphait le jazz. Cet artiste, qui a joui d’une belle longévité, aura traversé l’histoire de notre pays et de la chanson. Sa carrière a débuté avec le jazz dont il a été parmi les premiers à saisir toute la modernité, l’énergie et le swing. Tout a déjà été dit sur Trenet. Ou presque. Pourtant, quand on l’aime, on se régale encore à lire le texte de Stéphane Ollivier, à découvrir ces documents iconographiques rares. On suit le cours de sa vie passionnante, rêvée et assumée. Il a rêvé sa vie et vécu son rêve. Rares sont ceux qui en ont le talent et l’énergie.