Portrait

Chet Baker est un ange !

Rencontre avec Enzo Cormann, auteur et metteur en scène de « La Révolte des anges » au Théâtre National de la Colline.


S’il arrive parfois que le Septième Art, à la faveur de biographies plus ou moins édulcorées, vienne réactiver de grands mythes jazzistiques, il est assez exceptionnel qu’une des figures parmi les plus emblématiques de cette musique s’incarne sur un plateau de théâtre. A fortiori sous l’apparence d’un ange…

C’est le tour de force d’Enzo Cormann qui, dans « La Révolte des anges » (du 24 novembre au 18 décembre 2004 au Théâtre National de la Colline) convoque les morts, l’Ecrivain (Bernard-Marie Koltès), le Peintre (Jean-Michel Basquiat), le Musicien (Chet Baker), « à une manière de colloque, se pose en régulateur d’un débat d’outre-tombe…dans les limbes muséales de l’adulation générale ». Rencontre avec l’auteur et metteur en scène.

  • Chet Baker ?

Tout bêtement parce que je suis très sensible à son jeu, et de manière générale aux soufflants, plus qu’aux autres. Il y a quelque chose chez lui, justement au niveau du souffle, qui est extrêmement perceptible. Et le souffle c’est l’esprit. Et puis j’aime bien aussi le côté parcours improbable, comme pour Koltès, le fils d’un militaire de Metz qui devient écrivain, qui focalise sur lui l’intérêt de toute une époque, qui se trouve à parler de l’époque d’une façon telle que les gens ont envie d’aller plus loin, de l’écouter, de le lire ; il y a de même quelque chose d’improbable dans le parcours de Chet, le petit-gars-de-l’Oklahoma, qui culmine au moment où il se fait recruter par Charlie Parker : pourquoi le choisit-il lui, parmi tous les magnifiques trompettistes qui auditionnaient ce soir là, pourquoi choisit-il ce blanc très blanc de l’Amérique profonde ? C’est un mystère, un mystère qui donne envie d’écrire.

  • La drogue, dénominateur commun des Anges ?

Il y a pour moi deux aspects dans la drogue. Tout d’abord une force mortifère à l’œuvre, de façon explicite : ce ne sont pas des forces lentes, mais un produit que l’on s’injecte directement. Et puis la dépendance, la vie qui devient petit à petit axée, dirigée par la substance. Cette force, incarnée dans un produit, est véritablement un sujet de souffrance. Mais elle doit devenir après coup un sujet de méditation : comment des gens qui manifestaient une force vitale aussi exceptionnelle que Basquiat dans sa peinture pouvaient se retrouver à lutter avec des forces aussi mortifères ? Voilà, pour nous autres êtres humains, un sujet de méditation collective extrêmement pertinent, selon moi.
L’autre point, c’est cette espèce de fascination pour l’univers des toxicos qui fait que le thème de l’ange apparaît : ils sont des anges de leur vivant, mais ils le sont à leur corps défendant. En fait, dans la prise de drogue, il n’y a pas volonté de donner de soi-même une image qui ressortirait d’un quelconque angélisme. Il y a la vie qui va.

C’est justement l’un des grands thèmes de la révolte de nos anges : ils ont été faits anges de leur vivant alors qu’ils cherchaient seulement à vivre, à être humains, désespérément humains. C’est particulièrement perceptible chez Baker, qui devient assez rapidement une icône, en particulier en Europe occidentale ; tant et si bien qu’à la fin, c’est en grande partie cette icône qu’on vient voir : c’est particulièrement frappant dans l’un de ses derniers concerts, les retrouvailles avec Stan Getz, où l’on entend sur l’enregistrement le public applaudir tous ses chorus alors qu’il n’a peut-être jamais été aussi mauvais de sa vie !

  • La collaboration avec Jean-Marc Padovani ?

Ça fait environ douze ans que je collabore avec Jean-Marc. Nous nous sommes rencontrés à la faveur d’une sollicitation du percussionniste Yuval Micenmacher qui m’invitait à participer à un trio avec Gérard Marais et Padovani, dans l’idée de le confronter à l’un de mes textes, « Le Rôdeur », un monologue de théâtre. Et ce fut le début d’une aventure qui ne s’est jamais interrompue.

Ce que nous avons tout de suite cherché avec Jean-Marc, ce n’est pas la fusion mais une confrontation, dans la logique d’un contrepoint, d’un entrelacement, d’un « interplay ». Nous nous sommes toujours défiés de la fusion, d’abord parce qu’il était exclu que la musique puisse servir d’accompagnement, de climat à la parole, et d’autre part, parce qu’il était exclu que la parole vienne combler les trous de la musique. Il fallait arriver à imaginer une forme de dialogue. Le fait d’envisager un travail musical obligeait à recomposer ou à repenser le jeu d’acteur, et en particulier à bien réfléchir à ce que pouvait être un vocaliste non-chanteur comme nième membre de l’orchestre. Voilà des éléments qui excitent notre travail, mais ce n’est certainement pas une théorie musicalo-littéraire !

  • Le théâtre et la musique ?

Un constat : pourquoi, à l’heure où le numérique offre un spectre spectaculaire, inimaginable il y a seulement vingt ans, pourquoi donc des gens éprouveraient-ils encore le besoin de se réunir dans un lieu où tous les acteurs de la représentation, l’assistance étant comprise comme acteur de la représentation, sont pris dans le même plan, le même espace, en ne déléguant à aucune machine le soin de les représenter ? C’est qu’il y autre chose, un rituel de l’ordre de la méditation interrogative collective, et de la constitution d’une assemblée.

Ici, dans cette « Révolte des anges », l’assistance est toujours prise dans la lumière, les acteurs sont dans un espace pris au milieu de l’assemblée. C’est une sensation que j’aime beaucoup, et que je crois pertinente dans le cas de ces anges qui circulent entre nous : j’aime assister à la représentation avec en toile de fond mes semblables, c’est essentiel pour moi dans le rituel, comme la réactivation d’un geste de civilisation extrêmement sophistiqué qui fait que quelqu’un peut entrer en scène et dire : « On dirait que je serais Hamlet » et l’assistance dirait : « Oui, pas de problème, vas-y ! ». C’est un geste d’enfance, mais qui est totalement fondateur : qu’est-ce qui fait question aujourd’hui entre nous, quelles sont les forces qui cherchent à tuer notre être-ensemble, qui cherchent à ruiner le présent et l’avenir de l’espèce, et comment les regardons-nous collectivement ?

La musique, de ce point de vue, c’est également l’idée selon laquelle rien ne réactualise davantage ce rituel que la présence de musiciens sur une scène au moment même ou l’on réactive une fiction. Ici, avec Chet, c’était le piège : ce n’est pas du théâtre musical, ou un jazz-poem ; c’est une représentation théâtrale, mais Jean-Marc est présent car il a composé un thème qui est la seule musique que nous jouons. Et c’est tout. Une ballade dédiée à Chet, et c’est tout.

  • Le Jazz ?

Je crois, même si les conditions deviennent de plus en plus difficiles, à la musique improvisée européenne. La réappropriation par des musiciens dits « de jazz européen » de tout le capital culturel musical, et l’appétit qu’ils ont de trouver des univers de ce type nous dit quelque chose sur l’espèce. Mais il y toujours ce malentendu qui reste sur le « jazz », et le concept de musique improvisée n’est pas satisfaisant. Personnellement, je ne m’intéresse pas du tout au jazz qui consisterait à reproduire à l’identique, pour des décennies, des riffs ou des clichés qui ont été immortalisés au moment même où ils naissaient ; et je suis frappé de voir qu’il y a au CNSM des virtuoses d’une vingtaine d’années qui jouent à l’identique les plus grands boppers ! Je crois qu’il faut rester extrêmement modeste en art. Deleuze parlait « d’imperceptibles bifurcations », et c’est, je crois, en travaillant sur ces imperceptibles bifurcations qu’on est susceptible de sortir de l’ordre classique, c’est-à-dire de l’ordre, comme il le disait, du « déjà classé ».

« La Révolte des Anges », du 24 novembre au 18 décembre

au Théâtre National de la Colline, en partenariat avec CitizenJazz

Texte et mise en scène : Enzo Cormann

Musique : Jean-Marc Padovani

par Evrim Evci // Publié le 8 novembre 2004
P.-S. :

Dans le cadre des « Samedis du spectateur », le Théâtre National de la Colline organisera un débat public avec Enzo Cormann et Jean-Marc Padovani le samedi 13 novembre à 11h au Grand Théâtre, entrée libre sur réservation. Renseignements : Fanély Thirion au 01 44 62 52 12.