Tribune

Clint et Bird

Charlie Parker selon Eastwood


S’il y a une œuvre qui marie le jazz au cinéma dans une cérémonie païenne sans paillettes, c’est bien le Bird de Clint Eastwood. De même que Dieu a inspiré à Bach ses plus grandes œuvres, Bird a insufflé à Dirty Harry ce qui ressemble à son plus beau film, bien moins mélo que Sur la route de Madison, bien moins empreint de pathos que Million Dollar Baby. Dans Bird les émotions se tiennent en laisse, filtrées qu’elles sont par la musique ou les images. Film maîtrisé de bout en bout, le chef-d’œuvre d’Eastwood offre une (ré)vision complexe de Parker, sombre et rythmée comme un chorus du saxophoniste de Kansas City.

Les films ayant le jazz pour compagnon sonore sont légion, mais ceux qui le prennent pour thème principal se comptent sur les pistons d’une trompette. [1] Bird est un film singulier pour nombre d’autres raisons, de la plus essentielle à la plus anecdotique.

Œuvre qui révèle au public le talent hors norme de Forest Whitaker, justement récompensé par le prix d’interprétation du Festival de Cannes en 1988, elle est aussi, après l’échec commercial et critique de Breezy (1973), le premier film d’Eastwood où celui-ci n’apparaît pas à l’écran. A l’époque, il avait choisi William Holden pour incarner le personnage de Frank Harmon afin de donner une crédibilité à son nouveau statut de cinéaste, donc de faire oublier l’acteur qui grondait en Clint et dans le souvenir des cinéphiles. Et pour cause : Breezy, allègrement sous-estimé à sa sortie, n’était que le troisième film de Mr Eastwood. En 1988, nouvelle donne : entre-temps, Bronco Billy (1980) ou Honkytonk Man (1982) amorcent leur travail de sape dans l’imaginaire collectif, baptisant et bâtissant peu à peu Clint en « grand » réalisateur.

X/DR

Autre spécificité de Bird : il est tourné à une époque où Eastwood s’éloigne temporairement du cinéma pour se consacrer à la politique. Il devient maire de Carmel (Californie) en 1986. Anecdote moins futile qu’il n’y paraît, puisqu’il ne faut pas voir en Bird un objet cinématographique ou jazzistique seul mais aussi, comme le pense le théoricien du jazz au cinéma G. Mouëllic [2], une res politica, pierre de touche dans le paysage hollywoodien. Bird sera d’ailleurs récompensé à sa sortie par le NAACP Image pour avoir contribué à donner une image positive des acteurs noirs dans l’industrie du cinéma.

Peu nombreux sont les bons biopics de musiciens : Ray Charles, Johnny Cash ou encore Jim Morrisson ont engendré malgré eux des objets cinématographiques consensuels. Souvent considéré comme le meilleur film ayant le jazz pour héros, Bird se démarque de ses œuvres siamoises. Plusieurs choses entrent en compte : Eastwood est un vrai admirateur de Parker. Comme Miles dans les premières lignes de son autobiographie, il garde une trace indélébile de son premier concert de Bird. Pour lui, comme l’indique le livret de la B.O. du film, le choc eut lieu en 1947. Aussi entretient-il une relation toute particulière au jazz (au point d’avoir transmis le virus au fiston Kyle, là où d’autres enfants d’acteurs préfèrent suivre plus ou moins maladroitement les traces de leurs géniteurs).

Il existe peu d’images de l’Oiseau du be-bop, moins filmé durant sa vie (par la force des choses) que les musiciens précités. Il y a donc un mystère Parker, un Parker que chaque mélomane s’est imaginé, puissant, vigoureux et libre comme chacun de ses solos, un mythe Parker perpétué par le film d’Eastwood mais aussi par la littérature : dans Sur la Route, Kerouac décrit magistralement un concert du saxophoniste ; de même Parker revient souvent sous la plume d’un Christian Gailly par exemple. Mais Bird est aussi connu pour ses frasques. Dans une des plus émouvantes scènes du film, Dizzy Gillespie (joué par Samuel E. Wright) ne lui dira pas autre chose : ses déboires, autant que sa musique, édifient sa légende. Eastwood n’hésite pas à montrer ses mauvais côtés, notamment cette scène inaugurale qui expose une violente prise de bec domestique dans une nuit bleutée. On assiste à la déchéance d’un artiste mais surtout à la dérive d’un individu (presque) comme les autres. [3]

X/DR

Pourquoi Eastwood réussit-il là où nombre de ses confrères se sont cassé les dents ? Parce que Bird est avant tout un hommage à la musique et plus particulièrement au be-bop : dans un geste ultime, Eastwood dédie son oiseau à tous les musiciens du monde. Par-là même il évite l’hagiographie officielle. G. Mouëllic fait du be-bop, outre Parker évidemment, le héros du film [4]. Eastwood lui-même [5] justifie ainsi la longueur du film (près de trois heures) : la musique a besoin de temps, et le film prend son temps. Bird débute sans dialogue : Parker et le be-bop entrent en scène avec vigueur et sans préliminaires. Plus loin, dans une scène tendue, Parker et sa femme Chan, en voiture, écoutent Georges Bent à la radio qui chante un solo de Parker : Eastwood s’en sert pour faire dialoguer silencieusement les deux amants.

Si la musique de Bird peut exister et existe sans le film, le film ne peut exister sans sa musique. Très vite, lors de l’élaboration du projet, Clint et son conseiller musical Lennie Niehaus se rendent compte qu’il est insuffisant de demander à un saxophoniste contemporain de rejouer les pièces « à la Parker ». Ils décident de tenter un exploit technologique : conserver uniquement les solos des enregistrements préexistants pour les remixer, les retravailler numériquement. Après des heures d’un travail minutieux au possible, à la fois technique et artistique (il fallait choisir les « meilleurs » solos des sessions Savoy ou Verve), Lennie Niehaus demande à Monty Alexander (piano), Ray Brown (contrebasse), John Guerin (batterie) d’accompagner l’Oiseau. En un sens, il les invitent à concrétiser un vieux rêve de gosse : jouer avec Parker. A sa sortie, cette bande originale et son procédé ont fait débat chez les puristes, mais il faut reconnaître que le résultat, récompensé par un Oscar, offre une véritable spontanéité au film.

Bird transpire la musique ; mais quelle place reste-il au cinéma ? Selon Godard, Hitchcock (autre passionné d’oiseaux) transcende la fiction par ses images (le verre de lait de Soupçons, le chignon de Kim Novak dans Sueurs Froides). Le leitmotiv inconscient de Bird est à trouver dans cette cymbale filmée en plein air dans un fond bleuté, image qui, tout en rythmant le film de sa présence inquiétante, symbolise toutes les névroses de Parker, nées de ses débuts chaotiques dans les jams de sa jeunesse. A l’image de cette cymbale qui encombre les souvenirs de Charlie, le film joue sans cesse sur les allers-retours avec le passé. Comme le dit Mouëllic [6], il construit son film comme un morceau de be-bop. En effaçant les repères temporels, en créant la surprise à chaque scène, Eastwood rythme son film comme on improvise : on pense rester dans le présent de la narration et on bifurque dans le passé, on pense arriver dans le futur et on est en réalité resté au présent. Comme Bird lui-même, le spectateur se perd dans ses souvenirs.

La seule chose qu’on pourrait reprocher au film, c’est peut-être un scénario qui a tendance à atténuer certains défauts de Parker. Comme tout fan, la mémoire d’Eastwood est sélective : par rapport au clochard que décrit Miles dans son autobiographie, son Bird est bien plus posé. Mais le problème n’est pas de savoir si la déchéance de ce dernier est mythifiée ou réelle : au moment où il entre en cinéma, ce n’est plus lui, mais la vision d’un cinéaste (fantasmée ou non) qui nous est présentée. Il montre tout de même une véritable déchéance, en passant très vite sur les succès, et en rythmant son film par d’incessants allers-retours entre passé et présent, entre la montée du buzz et le Bird tombé du nid, rongé par la maladie et la drogue.

Seule l’amitié - du moins la complicité musicale - semble surnager dans ce chaos. Eastwood la symbolise en confrontant deux amis de Bird : Red Rodney le jeune trompettiste blanc et drogué d’un côté, Dizzy Gillespie la star noire et clean de la trompette de l’autre. Rodney offre au film ses instants les plus lumineux : Parker, son groupe et lui jouant dans un mariage juif ou Rodney se fait passer pour malade pour obtenir de la dope : dans sa destruction, il se pose en double de Parker. Gillespie, en revanche, en est le négatif. La discussion sur la plage avec Dizzy/Charlie filmée de 3/4 dos constitue une des plus belles scènes du cinéma eastwoodien. Charlie demande à Dizzy quel est son secret pour honorer ses contrats, arriver à l’heure, etc. La réponse du trompettiste est la meilleure des conclusions sur l’Oiseau vu par Eastwood : « Au fond ça leur plaît qu’on ne puisse pas se fier à un nègre, pour eux c’est dans l’ordre des choses et je ne veux pas leur donner le plaisir d’avoir raison. Brother, je suis un réformateur, tu veux être un martyr : on se souvient plus longtemps des martyrs. Ils parleront tous de toi après ta mort, Bird. Plus que maintenant, ils t’écraseront comme ils aiment le faire, puis ils reparleront de toi. Mon secret ? S’ils me tuent, je ne les y aurai pas aidés. »

par Mathieu Durand // Publié le 6 janvier 2008

[1On peut s’étonner d’ailleurs de l’absence d’un film sur Miles (étrangement oublié dans le film d’Eastwood), sur Coltrane ou encore sur Chet, personnalités romanesques à souhait.

[2Lire à ce sujet son article passionnant sur le site Africultures

[3Gus Van Sant, quelques années plus tard, saura s’en souvenir avec le Cobain de Last Days, plus proche du toxicomane à la dérive que de la rock star profiteuse et vaniteuse.

[4Idem

[5« Mais comment peut-on comprendre et aimer Parker si on n’a pas le temps de s’imprégner de sa musique ? Je déteste les prétendus films de jazz où il n’y a que deux mesures à la fin. Au milieu, les gens parlent, parlent. Ce n’est pas le cas dans Bird, je crois. Mais la musique, sans doute, pénètre en vous moins vite que les mots. » © Le Monde, 24 mai 1988

[6Toujours dans le même article