Chronique

Clovis Nicolas

Autoportrait

Clovis Nicolas (b)

Label / Distribution : SunnySide Records

Lorsque le contrebassiste Clovis Nicolas débarque à New-York, il y a une vingtaine d’années, c’est en quête de l’esprit de Bird et Diz. La sinistre pandémie, loin d’abolir ses rêves, lui a permis de réaliser avec son seul instrument un album d’une rare intensité. L’envie de de se lancer dans une telle aventure avait germé dans son esprit à Marseille lors d’un concert en solo de Dave Holland (à qui il dédie le titre « Four Steps »). Mais un disque entier de contrebasse seule ? Pensez donc, on ne peut même pas l’écouter en voiture : on n’entend rien. En plus, on sait très bien que pendant le chorus de contrebasse il n’y a personne qui écoute. Alors tout un album… Et pourtant.

Les deux premières plages offrent de beaux contrastes qui vont émailler tout le disque. Au jeu tout en caresse sur « After Bach » répond le crépitement des doigts sur « Hot House ». Ce manifeste bebop de Tadd Dameron, sur lequel Parker et Gillespie ont esquissé des mythes, nous offre l’occasion d’entendre, de voir même, la main gauche sur la touche de l’instrument : l’articulation avec la main droite génère un tel feu qu’on se dit que oui, décidément, il fait très chaud dans cette maison. Cette dimension mythologique se retrouve dans la livraison confondante de « Body and Soul » à la Coleman Hawkins : en adaptant le solo de saxophone de ce dernier sur son instrument (faut-il rappeler qu’il s’agit là de l’un des actes de naissance du jazz moderne ?), Clovis Nicolas déploie une intention sensible plus qu’il n’assène une leçon.

Indubitablement, c’est un maître de l’instrument, bien que lui ne se reconnaisse qu’un seul mentor : Ron Carter, dont il a saisi le groove élégant. Plus encore, il se fait poète de l’universel : sa contrebasse sonne comme un guembri, cette basse gnawa, symbole de liberté et de guérison, sur de nombreux passages, jusque sur un standard comme « Everything Happens To Me ». Devenue totem, sa grand-mère convoque l’esprit de Paul Chambers (cette manière subtile de rappeler le blues sur « Another Rendez-Vous »), à qui l’album est dédié, ou encore d’un Milt Hinton dans la célérité swinguante de la walking-bass (« Lady Bass » révélant que même un motif d’accompagnement relève de l’Art). Cet édifice poétique se nourrit également de l’expérimentation émancipatrice d’un Lennie Tristano (« Line Up »), exercice de haute voltige s’il en est, et des fêlures du chant de Billie Holiday sur « Solitude », de Duke Ellington, qui résonne comme une revendication féministe. L’inconscient du minot provençal qu’est resté Clovis Nicolas (« Free », « Chloé » - ce dernier dédié à sa mère…) est tissé des rêves les plus doux et les plus fous - tel cet interlude de piano enregistré sur un smartphone, comme un rappel de l’ampleur de la tâche.

Soutenu dans sa quête par son collègue d’instrument Daniel Yvinec, dont la production a saisi les moindres ondes instrumentales, il transcende la matérialité du bois et des cordes pour atteindre une dimension spirituelle. Avec une élégance pudique et une pointe d’autodérision, ce disque est un autoportrait aux nuances infinies.