Chronique

Coffret Jazz Magazine / Jazzman

Label / Distribution : Wagram Music

C’est à une tâche difficile que s’est attelé Lionel Eskenazi : réunir, dans un coffret de cinq disques estampillé Jazzman/Jazz Magazine cent morceaux destinés à dresser le portrait d’une musique plurielle qui devient, à force de richesse, de plus en plus compliquée à définir.

L’offre pléthorique de compilations dont les maigres rayons des grands distributeurs sont surchargés, au détriment de disques qui mériteraient d’y figurer, donne de surcroît à ce type d’objet une connotation « fond de catalogue » qui en éloigne plus d’un amateur potentiel, surtout s’il a déjà quelques connaissances en la matière. Loin de ces disques mal conçus, ce coffret-ci mérite notre attention : la sélection, d’une grande qualité, est répartie selon cinq thèmes principaux, chacun occupant un CD. Ces lignes directrices (« Les grands interprètes », « Les grands compositeurs », « Le grand métissage », « Made In Europe » et « Les années 2000 ») permettent de naviguer entre des styles très éloignés sans que le déroulement du disque ne soit perturbé par de trop vives variations d’ambiances. Cette compilation a été réfléchie, organisée, balisée pour apporter à l’amateur éclairé un indéniable plaisir d’écoute, et au néophyte une appétence pour la découverte de nouveaux territoires musicaux.

Cela démarre à Chicago en 1928 et se termine à la Havane en 2008. Entre Louis Armstrong et Roberto Fonseca, la compilation suit les pérégrinations d’une musique qui n’a cessé de voyager, dans le temps bien sûr, mais aussi stylistiquement et géographiquement. Sur les deux premiers disques sont réunis un grand nombre de héros du jazz, ces artistes qui gravèrent les faces incontournables constituant aujourd’hui une sorte de référentiel commun aux musiciens et auditeurs, ainsi qu’un patrimoine culturel inestimable. Les moments de grâce sont nombreux et la succession des morceaux, qui suit globalement une logique chronologique, permet à la gouaille de Fats Waller de cohabiter sans heurts avec les scansions méditatives d’Eric Dolphy, au swing d’Ella Fitzgerald de côtoyer l’épure sombre du blues de Jeanne Lee. Ce premier CD se focalise sur le rôle de soliste, et l’on y croise des musiciens qui ont su transcender leur instrument, capitaliser sur leur son et leur vocabulaire pour offrir d’inoubliables prestations.

Mais il serait évidemment réducteur de se cantonner à ce coup de projecteur, car si ces interprétations sont sublimes, c’est parce qu’elles sont portées par des thèmes, et le discours des jazzmen évoluera au fil des ans en s’appuyant sur une écriture de plus en plus riche. C’est cet aspect, celui de la composition, qui est mis en lumière sur le second disque. Les alliances de timbres soyeuses de Duke Ellington y côtoient les cheminements harmoniques tortueux de Lennie Tristano, les faux unissons d’Ornette Coleman et Don Cherry sur le sublime « Lonely Woman » ou encore la mélodie tendre et languide du « Naima » de John Coltrane. Ce ne sont là que quelques exemples, mais leur diversité est à l’image de cette sélection, qui donne au thème de la composition des éclairages différents et complémentaires.

« Le grand métissage » regroupe, comme son nom l’indique, des titres qui voient le jazz partir à la rencontre d’autres formes, se nourrir d’influences folkloriques ou de styles musicaux (rock, soul, funk) avec lesquels il se trouve des possibilités communes. Le décloisonnement qui en résulte est aujourd’hui perçu comme naturel, mais l’extraordinaire diversité dont jouit le jazz est en grande partie due à ces artistes qui, de tous temps, ont cherché à l’emmener ailleurs. On entend ici Art Blakey jouer de la musique cubaine, Albert Ayler œuvrer au sein d’une formation rythm’n’blues, Herbie Hancock servir un de ses petits plats délicieusement funky… on entendra l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud ou le Moyen Orient s’inviter au bal, et on écoutera au fil des plages cette musique se dupliquer, s’exporter, se travestir, voyager et devenir le grand fourre-tout que l’on connaît.

Le quatrième disque se concentre sur l’évolution du jazz en Europe. Y sont présentés de grands musiciens qui captèrent l’essence du jazz d’outre-Atlantique dans les années 50 en accompagnant les Américains de passage en France pour se l’approprier et construire au fil des ans une « esthétique européenne », laquelle continue de faire débat tant son existence même va à l’encontre du gommage des frontières stylistiques prôné par ses fers de lance. Il n’empêche, Henri Texier, Daniel Humair, Martial Solal, Michel Portal, Jean-François Jenny-Clark ou Bernard Lubat furent, avec beaucoup d’autres bien entendu, les inventeurs d’une musique où se superposent les modes de jeu du bop et les richesses narratives héritées des musiques savantes ou populaires plus ou moins locales. La scène française est ici centrale, et si l’espace concédé à nos voisins européens n’est pas proportionnel à la qualité de leur production ni à l’importance de leurs apports esthétiques (on pense notamment à la pépinière hongroise), ces vingt morceaux donnent néanmoins du jazz européen une image fidèle, celle d’une musique aventureuse et mélodique, sensible et inclassable.

Le dernier disque, consacré aux « années 2000 », présente quelques artistes dont le jeu a assimilé le vocabulaire des héros du jazz, les fusions des styles et les idiomes du monde. D’où un joyeux éparpillement esthétique qui donne naissance à des répertoires de plus en plus singuliers. Quel rapport entre le blues-funk d’ébène de Cassandra Wilson, les décharges électriques du Jus de Bocse de Médéric Collignon et l’intimité des échanges entre le piano de Michael Wollny et le saxophone de Heinz Sauer ? Toutes ces approches ont des racines communes, et ce coffret nous accompagne du quasi-commencement au quasi-maintenant, donnant quelques pistes intéressantes pour comprendre l’évolution d’un style musical qui n’est plus si bien individué.