Chronique

Daniel Levin / Mat Maneri

The Transcendent Function

Label / Distribution : Clean Feed

The Transcendent Function a été enregistré en février 2015, à l’issue d’une tournée européenne au cours de laquelle ces deux improvisateurs new-yorkais ont eu le loisir d’explorer leurs liens et leurs différences. Le postulat est la proximité entre les jeux de Mat Maneri à l’alto et Daniel Levin au violoncelle, qu’unit une amitié presque atavique puisque c’est grâce au saxophoniste Joe Maneri, que ces deux-là se sont connus et reconnus. « La rencontre avec Mat remonte au conservatoire de musique à Boston […]. J’étudiais la composition et l’improvisation avec son père Joe Maneri […]. J’allais voir les concerts du quartet de Joe religieusement ; j’étais abasourdi, ébahi par la qualité de la dynamique du groupe et par la virtuosité éclatante de chacun des membres du quartet. C’est là que j’ai constaté que Mat avait réussi à créer un son et une approche unique de l’improvisation sur instruments à cordes et cela m’a aidé à avancer sur ma propre pratique du violoncelle », raconte Levin.

L’écoute ici, il est vrai, se doit d’être technique ou au moins attentive, car tout se joue dans les interstices entre les harmonies, les timbres, les sonorités que ces deux instruments génèrent. Et pas d’inquiétude : chez ces deux musiciens la complaisance n’existe pas. Seule compte la recherche consciente et inconsciente de fusion, d’écoute, de dialogue entre deux instruments chéris et la progression de cette recherche au cours de six titres, proposés en toute simplicité et avec émotion (le titre « Soul »). En effet, « l’alto et le violoncelle sont des instruments très similaires », rappelle Levin : « les mêmes cordes, qu’une seule octave sépare. Dans ce cadre acoustique spécifique, nous sommes capables de [jouer] avec des variations de timbres et de sons très larges. » Comme des frères siamois qui, rassurés par le fait de partager quoi qu’il arrive une partie d’eux-mêmes, sont tentés d’observer, d’explorer ce qui les distingue vraiment.

Le second postulat du disque s’éloigne de la technique musicale pour se rapprocher de l’exercice psychique. Comme le titre le suggère, il est question de transcender la technique. La « fonction transcendante » est un concept essentiel des travaux développés au début du 20e siècle par le psychiatre Carl Jung. Il est question de se confronter clairement à son inconscient, par la création artistique, sans laisser interagir l’interprétation. Plus simplement, il s’agit de donner vie à des images ou des sons spontanés afin de rentrer directement en contact avec son inconscient. Un jeu d’enfant pour qui a poussé très loin l’étude et la pratique de l’improvisation, comme ces deux iconoclastes créateurs. L’enjeu est ici de le faire avec un autre que soi.

Cérébrale, cette musique l’est certainement - accentuée ici par un jeu de miroirs où l’on cherche constamment à suivre les deux voix qui s’expriment et se répondent. Il est cependant plus évident de la voir comme libératrice puisque, après tout, chaque auditeur y projettera ce qu’il souhaite. Et pour mettre d’accord les amateurs du genre ou les nouveaux venus, rappelons que cette musique riche, 100 % acoustique, garantie sans pathos mais composée d’une vraie volonté d’en découdre avec la fonction affective du son est publiée par Clean Feed, label européen passé maître dans l’art de présenter l’avant-garde avec simplicité.