Chronique

Darius Jones Quartet featuring Emilie Lesbros

Le bébé de Brigitte (Lost In Translation)

Darius Jones (as), Matt Michell (p, Rhodes), Sean Conly (b), Ches Smith (dm), Emilie Lesbros (voc, p), Pascal Niggenkemper (b)

Label / Distribution : AUM Fidelity/Orkhêstra

La philosophie de Aum Fidelity, le label mené par Steven Joerg, a toujours été d’accompagner ses artistes sur le long terme : un soutien sans faille dont ont bénéficié de nombreux disques de David S. Ware, ainsi que ceux de William Parker. Parmi la jeune génération, le saxophoniste Darius Jones a lui aussi tissé des liens étroits avec Joerg, signant ou co-signant une douzaine d’albums sur le label. Parmi eux, on retrouve la série Man’ish Boy, qui a débuté en 2009 avec « Man’ish Boy (A Raw And Beautiful Thing) » et qui se poursuit ici avec ce cinquième album. Pour Le bébé de Brigitte, Émilie Lesbros s’invite aux côtés du quartet du saxophoniste qui avait déjà enregistré le volume 3, Book of Mæ’bul (Another Kind of Sunrise), Trevor Dunn cédant sa place à Sean Conly ; Matt Mitchell et Ches Smith complétant le groupe. L’ensemble de la série, qui devrait compter une dizaine d’albums, a pour objectif de retracer la vie du musicien américain, de sa jeunesse dans le sud jusqu’à ses années new-yorkaises. Chaque nouvel album marquant une nouvelle étape de cette épopée avec l’apparition d’une nouvelle figure, du Mani’sh Boy du premier disque à Brigitte, la mère du personnage qui sera révélé lors du dernier disque de la série. Le tout en collaboration avec le graphiste Randal Wilcox qui signe l’ensemble des pochettes de la série et participe à certains concerts liés au projet.

Bien que cela ne soit pas évident au premier abord, Darius Jones considère Brigitte Fontaine comme une influence importante. Influence qu’il faut probablement chercher davantage dans les relations que la chanteuse entretient avec de nombreux univers musicaux (parmi lesquels le jazz), dans son appétit pour les rencontres surprenantes, sa poésie venue d’ailleurs et sa folie revigorante. En invitant Émilie Lesbros à se joindre à son groupe, le saxophoniste a trouvé celle qui allait parfaitement nourrir cet « hommage ». Les six morceaux qui composent Le bébé de Brigitte offrent une très large palette d’univers musicaux, de la ballade à la chanson de cabaret en passant par des envolées urbaines. La chanteuse française apporte sa voix aux multiples couleurs, capable de toutes les folies, du murmure au cri, passant allégrement de l’anglais au français, du phrasé hip hop aux influences quasi « brechtiennes ». Darius Jones aime travailler sur la communication, sur les zones de confort, les différences culturelles, pour favoriser l’écoute et la curiosité. Cette volonté d’ouverture et d’aventure est à l’œuvre ici entre Lesbros et le quartet américain habituel du leader. On sent une écoute mutuelle, une attention portée aux détails, au jeu de l’autre. L’arrivée de la chanteuse semble également libérer les membres du quartet : Matt Mitchell et Ches Smith notamment donnent l’impression d’ouvrir leur jeu, de défricher de nouveaux horizons. La musique est à la fois subtile, engagée (les paroles de Lesbros sont tout sauf anecdotiques par les temps qui courent), riche harmoniquement (Mitchell), avec le saxophone si caractéristique de Darius Jones. Le bébé de Brigitte se termine par un morceau à la beauté étrange : « Quand vient la nuit », signé Émilie Lesbros, sur lequel elle joue du piano et Pascal Niggenkemper de la contrebasse.

Les premiers volumes de cette œuvre ambitieuse étaient de belles réussites avec une esthétique à chaque fois différente. Ce cinquième volume ne déroge pas à la règle, confirmant le talent de compositeur, leader et instrumentiste de Jones.