Chronique

Das Kapital

Conflicts & Conclusions

Daniel Erdmann (ts), Hasse Poulsen (g), Edward Perraud (dms)

Label / Distribution : Das Kapital Records

S’il lui a manqué l’ardeur militante de son frère ou de sa sœur (tous deux militants communistes reconnus et surveillés), Hanns Eisler n’a toutefois cessé de graviter autour du Parti par le biais de ses diverses activités : écriture, composition ou enseignement. Son solide ancrage à gauche se reflète dans ses compositions puisqu’il délaisse peu à peu les figures post-romantiques - qu’il associe à une bourgeoisie prompte à soutenir un régime prônant des idéaux contraires aux siens -, au profit de mélodies et arrangements volontiers calqués sur les canons alors en vigueur dans le milieu du jazz (encore jeune) et des musiques de cabaret.

De cette volonté assumée de rendre sa musique populaire, abordable, on retiendra l’engagement politique et non une quelconque préoccupation mercantile. En effet, pour Eisler, la musique est certes un art mais aussi un ciment social, et la composition relève autant de la démarche culturelle que de l’acte militant. D’ailleurs, sa musique sera reconnue par certains et décriée par d’autres. Elle lui vaudra en tous cas, puisqu’elle sera associée à ses idées politiques, une vie chaotique qui l’amènera à fuir Berlin pour se réfugier aux Etats-Unis, le régime nazi n’ayant que peu de goût pour ses origines et ses pensées. Il composera alors pour Hollywood avant d’être considéré par la Commission des Activités non-américaines comme un espion à la solde du régime soviétique, ce qui précipitera son retour en Allemagne de l’Est, dont il composera l’hymne, « Auferstanden Aus Ruinen ».

C’est par ce même morceau que débute Conflicts & Conclusions, second volet des reprises d’Hanns Eisler par Das Kapital. D’emblée, la fantaisie de ce trio fait son œuvre et les musiciens adoptent dès la fin de l’exposé du thème une approche distanciée, résolument moderne et créative, en déployant un jeu collectif fleuri, sans trahir la composition originale, mais en s’en servant de tremplin, de matière première à pétrir, à distordre. À sublimer. Alors s’enchaînent les relectures, toutes remarquables, jusqu’au final en deux parties (seules compositions originales) relatant le périple américain.

Comme le premier volet salué ici, cet album, qui en constitue une suite logique, séduit instantanément par la diversité des ambiances (qui jamais ne nuisent à sa cohérence), les arrangements semés de surprises et la façon unique qu’ont ces trois grands improvisateurs de mettre leur douce folie au service d’un son de groupe original et identifiable. Il serait ici vain de revenir sur les qualités de chacun d’eux. Mais on a beau leur être fidèle, on s’étonne encore devant tant de musicalité. Chaque mesure est source de magie. Sur les climats tantôt orageux (« Lied Einer Deutschen Mutter », « Hollywood Elegie Koda ») tantôt enjoués (« Wienerlied », « Friedenslied ») qui naissent sous les doigts de Hasse Poulsen, Daniel Erdmann fait chanter, serpenter et pleurer son saxophone ténor avec un son magnifique et un beau sens du phrasé tandis qu’Edward Perraud s’autorise tous les débordements, intercalant de joyeux dérapages entre des parties rythmiques impeccablement tenues.

L’étendue du registre ouvre ici mille portes… chacun sait passer sans heurt d’un jeu calme (sonorités soyeuses, calage rythmique parfait, caresses et consonances) à de succulents moments où toutes les audaces sont permises : expérimentations rythmiques et mélodiques, improvisations collectives débridées, incursions en territoires rock (« Friedenslied »), utilisation de couleurs latines (« Sklave Wer Wird Dich Befreien »), guitares grondantes… La poésie n’est cependant jamais loin, et trouve parfois des expressions denses et pleines de swing (« Kohlen fur Mike »), qui l’amènent à épouser le silence (« Und Ich Werde Nicht Mehr Sehen »), ou à s’encanailler au côté de ses cousines dansantes (« Die Haltbare Graugans » et son irrésistible guitare funky). C’est d’ailleurs peut-être par cette volonté de décloisonnement que Das Kapital rend à Hanns Eisler le plus beau des hommages. Il y a quoi qu’il en soit dans cette heure de musique matière à rêver, s’évader, sourire, danser et partager. A vivre, autrement dit.