Chronique

David S. Ware

Shakti

David S. Ware (ts), Joe Morris (g), William Parker (b), Warren Smith (dm)

Label / Distribution : AUM Fidelity/Orkhêstra

On avait laissé David S Ware et son quartet historique en 2006, lors d’un concert au Vision Festival - ultime prestation qui a, depuis, donné naissance à Renunciation [1]. La fin d’une épopée musicale qui restera parmi les plus marquantes de ces quinze dernières années, tant le saxophoniste américain a créé une musique exceptionnelle avec Matthew Shipp, William Parker et, successivement, Marc Edward, Whit Dickey, Susie Ibarra et Guillermo E Brown. Fort heureusement, l’attente n’aura pas été trop longue, et ce nouvel album sèchera (en partie) les larmes de ceux qui ont vu en la disparition du quartet la fin d’un des groupes passionnants.

Pour cette nouvelle aventure dédiée à Shakti [2], David S. Ware retrouve le fidèle William Parker, partenaire depuis plus de deux décennies, accompagné de Joe Morris à la guitare et de Warren Smith à la batterie. Toutes les compositions sont du saxophoniste : à partir de mélodies magnifiques, chacune offre un espace propice aux improvisations des quatre musiciens. Avec la contrebasse comme point d’ancrage et la batterie comme point de fuite, Joe Morris et David S Ware tissent leurs improvisations dans un même élan, se répondant, se séparant pour mieux se retrouver. Dès les premières notes, le souffle puissant, paroxystique de Ware prend possession de notre esprit. Sa manière d’habiter le son en libérant une énergie mystique est bouleversante. Impression renforcée par le contraste entre la ligne claire et la maîtrise rythmique de Morris [3] et son sens des développements mélodiques, qui en font un partenaire idéal du saxophoniqte. Il laisse souvent la place à ce dernier pour des chorus accompagnés des seules contrebasse et batterie, se contentant de ponctuer le discours du maître. Et c’est probablement dans son jeu que gît la différence majeure entre le défunt quartet et celui-ci : là où Matthew Shipp nourrissait le jeu de Ware en emplissant l’espace, Joe Morris suggère, laissant ainsi énormément de liberté au saxophoniste.

Tout au long des cinq morceaux et de la suite finale, William Parker démontre une nouvelle fois qu’il est un des maîtres incontestés de son instrument. Puissance sidérante, inventivité de chaque instant, sonorité mate reconnaissable entre mille… À la fois socle du système et soliste perpétuel, son jeu sur « Nataraj » est un condensé de ce qu’il apporte à la musique en général. (Les passages à l’archet constituent d’ailleurs un des sommets du disque.) Libéré des contraintes rythmiques, le quatrième membre du quartet est une sorte de volcan en constante éruption. Roulements sur les fûts et les cymbales, bruissements, « touche de percussions » comme on parlerait de touches de peinture : Warren Smith colore plus qu’il ne rythme, pourrait-on dire. Sorte de fils spirituel de Milford Graves et Max Roach, c’est ici un fantastique « cœur » qui n’a de cesse d’ouvrir des pistes.

Shakti marque le début d’une aventure qui s’annonce prometteuse, avec toujours la dévotion comme sève nourricière. Reste à espérer que les problèmes de santé de David S. Ware [4] lui laisseront assez de forces pour poursuivre le voyage.

par Julien Gros-Burdet // Publié le 18 mai 2009

[1Aum Fidelity, 2007.

[2Dans l’hindouisme, le mot revêt les sens suivants : « 1) puissance, force, énergie ; 2) pouvoir divin, force consciente du Divin ; 3) manifestation d’un pouvoir de la Conscience et de la Force suprêmes (selon shrî Aurobindo) ; 5) la Mère divine, source de tout pouvoir ; 6) Parèdre et Puissance de manifestation et d’action d’un Dieu particulier, représentée comme une Déesse »

[3Egalement présent dans un certain nombre de groupes, son dernier disque en leader s’intitulant High Definition (Hat Hut, 2008).

[4Qui doit subir une greffe de rein dans les mois qui viennent, après avoir vécu sous dialyse de nombreuses années.