Tribune

Décès du batteur Steve Reid

Nous avons appris le décès de Steve Reid, batteur et percussionniste, survenu le 13 avril 2010.


Nous avons appris le décès de Steve Reid, batteur et percussionniste, survenu le 13 avril 2010. Depuis quelque temps, il se débattait avec un cancer qui a fini par l’emporter. Il avait 66 ans, et le monde du free jazz perd un de ses représentants les plus attachants, à la fois brillant et discret. Retour sur sa carrière.

Steve Reid est né le 29 janvier 1944 dans le Bronx. La batterie entre tôt dans sa vie : il entend Art Blakey jouer dans son quartier, se procure une batterie grâce à un ami de sa mère, apprend seul à jouer l’instrument. Il n’a pas seize ans quand il accompagne l’orchestre de Quincy Jones à l’Apollo de Harlem, avant d’être repéré par Martha (Reeve)s and the Vandellas : c’est avec ce groupe qu’il enregistre un des tubes de Motown : « Dancing in the Street » .

Pendant ses années de lycée, sa famille déménage dans le Queens : et comme tout ce qui compte alors en musique noire se passe à New York (et un peu plus tard à Chicago avec l’AACM), Reid découvre par chance qu’il vit près de chez John Coltrane. Il lui rend visite tous les jours, vers 7h30, avant de se rendre au lycée. Inutile de dire que son apprentissage commence sous de bons auspices.

Il continue d’étudier et de progresser. Dès qu’il obtient son diplôme universitaire, il part en Afrique en contrevenant à son insu au « Conscription Act » (Décret de mobilisation des jeunes Américains pour la Corée puis le Viêt-Nam). Sur place il rencontre Fela Kuti. Il joue avec l’Alpha Jazz Band, Guy Warren, le Sierra Leone All-Star Band, le Black Stars Tour, puis Fela himself. Il fait aussi la connaissance de Randy Weston, qui comptera beaucoup dans son parcours, tant stylistique qu’éthique.

A propos de son périple africain, il raconte à Paul Sullivan (de Wax Poetics) : « À la fin de mes études, j’ai décidé de voyager. J’avais une énorme coupe afro et je voulais remonter le chemin de l’esclavage, vous voyez ? Je savais qu’Art Blakey et Randy Weston l’avaient fait : c’est un peu comme une tradition. Je suis parti sur un cargo qui transportait des locomotives diesel. Ca coûtait seulement $200 mais ce bateau a mis dix-sept jours pour arriver (rires). On ne pouvait pas tenir à plus de douze sur ce truc. Quand j’ai débarqué, ma batterie est tombée à l’eau et je me suis dit : « Hé, mec, c’est presque un baptême ! » »

Retour aux States en 1969, et rencontre avec James Brown dans la foulée : notre homme joue des fûts sur « Popcorn » , gros succès à l’époque. Son pèlerinage africain lui vaut quatre ans de prison, juste après sa rencontre avec le Godfather. L’Amérique est au bord de l’explosion : le Let It Bleed des Rolling Stones paraît la même année et en décembre, c’est le désastre d’Altamont. La tension (politique, raciale, sociale) est à son comble ; elle nourrit la musique de Reid, qui à cette époque écoute autant de rock que de jazz - sinon plus. Le pénitentier attisera son esprit de révolte et aura, si l’on peut dire, quelques bénéfices marginaux : il y rencontre Jimmy Heath, avec qui il travaillera.

A sa sortie de prison, notre homme gagne sa vie comme batteur pour d’autres, mais pas encore comme leader. Il est de toutes les formations d’avant-gardes des seventies : il écoute le Art Ensemble of Chicago, le Sun Ra’s Arkestra auquel il participe, fréquente le Black Artists’ Group et la « Tribe » de Phil Ranelin, ainsi qu’Horace Tapscott. Grosso modo, il joue avec tout ce que la scène Great Black Music de l’époque compte de musiciens importants.

La liste de ses collaborations s’allonge. Lives, sessions d’enregistrement et tournées extensives se succèdent avec Walter Davis, Jackie McLean, Freddie Hubbard, Fats Domino, randy Weston, Martha Raye, Peggy Lee, le Barnum & Bailey Circus, Dr. Lonnie Smith, Mal Waldron, David Murray, la troupe de danse Sound in Motion, Henry Threadgill, Charles Tyler et Albert Ayler (deux des plus fructueuses et des plus marquantes), Horace Silver, Frank Lowe, Sam Rivers, Dee Dee Bridgewater, Chief Bey, Lester Bowie, Arthur Blythe, Charles MacPherson, Gary Bartz, Dexter Gordon, Dionne Warwick, Olatunji du côté du jazz, Marvin Gaye et Jimi Hendrix du côté des musiques soul et rock. La liste est plus longue encore. Steve Reid est free, aussi bien jazz que rock ou funk, éclectique, merveilleusement inventif.

En 1976, il fonde Mustevic, son label, afin d’être indépendant. Il devient par la même occasion leader de ses propres groupes. Il enregistre des disques un peu oubliés aujourd’hui, mais qui marquent l’époque et ont bien vieilli : Rhythmatism (1975), Raw (1975), Nova (1976), New Live Version of the Eye (1976), Odyssey of the Oblong Square (1977), et Sounds Across America (1978). En 1983, Reid joue sur Tutu de Miles Davis. En 1993 et 1995, Jazziz Magazine le consacre percussionniste de l’année. Il vit ensuite entre la Suisse et New York et enregistre Wave (1993), Live in Europe (2001), Drum Story et Trio-Invitation en 2002. En 2005, arrive Spirit Walk sur Soul Jazz Records. Pour la première fois, Kieran Hebden (plus connu des amateurs de musique électronique sous le sobriquet de Four Tet) joue avec Reid. Les deux musiciens, accompagnés de l’ensemble du batteur, rempilent sur Daxaar en 2007 (chez Domino), un disque enregistré à Dakar, à la fois relance du principe d’avant-garde et séminal retour aux sources. Ils jouent aussi en duo : deux volumes d’Exchange Sessions en 2006, brillants d’énergie avant-gardiste, Tongues en 2007 et NYC en 2008, le tout chez Domino.

Le jeu de Reid est à la fois sauvage et fin, racé et brutal, intelligent et nerveux. Il joue de sa batterie comme un d’un instrument mélodique aussi bien que comme une archaïque machine à pulsations. Polyvalent et techniquement sans faille, il est aussi d’une inventivité exemplaire, sans jamais verser dans la virtuosité démonstrative. Un style direct et puissant, capable aussi bien de monorythmies incantatoires que de brusques changements de tempos. Par sa rectitude, son énergie et sa dimension matérialiste, le jeu de Steve Reid est probablement le meilleur vecteur de son engagement et de sa vigilance politiques. Que le raffut salvateur de sa musique résonne encore longtemps à nos oreilles !