Chronique

Denis Colin trio/Gwen Matthews

Songs for Swans

Gwen Matthews (voc), Denis Colin (bcl), Didier Petit (cello), Pablo Cueco (zarb)

Label / Distribution : Nocturne

Un pari audacieux préside à la rencontre entre le Denis Colin trio et la chanteuse Gwen Matthews : enregistrer un album de chansons de Nina Simone, Neil Young, Curtis Mayfield, Jimi Hendrix, Can, Albert Ayler, ou encore l’Art Ensemble of Chicago. Si le choix des reprises est a priori séduisant, une question se pose : sera-t-il possible de faire oublier leurs illustres interprètes ? Seconde question : en jonglant entre des standards du free jazz, du rock, du folk ou encore de la soul, comment faire tenir ensemble un choix aussi hétéroclite ?

Dans les réponses à ces deux interrogations se trouvent justement la force et la réussite de Songs for Swans : loin d’être un album frileux, une gourmandise ou un caprice de musiciens, il repose sur un véritable choix d’interprétation des morceaux. L’osmose entre la belle et les bêtes (de scène) est palpable : ils en arrivent presque à transformer Songs for Swans en un album de compositions originales. Entre les dix reprises enragées et le dernier morceau apaisé, la seule « inédite » de l’album (mais une « reprise » de Rimbaud), le groupe n’a de cesse de faire preuve de bon goût, d’homogénéité et de cohérence. Il donne à chaque morceau une touche personnelle car vivifiante. Loin de chercher à endormir l’auditeur par des qualités techniques ou un choix irréprochable de chansons, il joue chaque « reprise » avec une rage non dissimulée, la volonté de réveiller le morceau.

Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter l’interprétation entraînante de l’Art Ensemble of Chicago, « Thème de Yoyo », à donner des fourmis dans les jambes : impossible de ne pas opiner du chef, battre du pied, et vibrer grâce à la voix de la diva Matthews et aux cris de la clarinette basse. Gwen Matthews chante en canon avec elle-même, les breaks de Denis Colin et Didier Petit, brefs, tendus et enfiévrés faisant le reste. Chacun orne les morceaux de bruit et de fureur. Sur un « Rags and Bones » vif et dense, par exemple, la complémentarité entre les musiciens devient littéralement jouissive : Matthews joue avec toute la palette de sa voix : cris, susurrements, miaulements. Ce refrain, à lui seul, justifie l’écoute de Songs for Swans.

Cette symbiose se matérialise dans une subtile hiérarchie entre les différents instruments. Le ton est donné dès la première plage, qui offre aussi son titre au projet : un morceau de Can, « Sing Swan Song », soit le rock expérimental allemand revu et corrigé par le jazz ! Si Gwen Matthews peut triturer ses mots avec appétit et jouer au chat et à la souris avec le violoncelle, elle le doit en partie à une ambiance orientale relevée par la finesse et la sobriété du jeu de Pablo Cueco, ainsi que par la richesse mélodique et harmonique de Denis Colin. Dans les dernières mesures, la voix de la chanteuse vagabonde, portée par l’accompagnement du trio, tout en retenue. Sur la reprise du manifeste d’Albert Ayler, ce sont tous les instruments qui s’interrogent, se répondent sans jamais se chevaucher. Chaque pause, chaque silence est pesé, mesuré, inspiré.

G. Matthews impressionne à l’écoute de cet opus, notamment sur « Four Women » où elle joue alors merveilleusement le texte de Simone au point de prendre des accents de petite fille quand les paroles l’imposent. Elle donne une autre voix à cette chanson engagée. Toutefois, elle ne peut atteindre cette performance sans la présence d’un trio qui sait, sur ce même morceau, rester discret quand il le faut (sur l’introduction) mais sait aussi se faire entendre : sur le final (intense), le solo de Colin s’approche graduellement de la voix humaine, pleine de trémolos et d’accents tragiques. C’est au clarinettiste qu’on doit la dernière grande réussite de l’ album : tous ses solos s’adaptent avec justesse à chaque morceau : nerveux à souhait sur la reprise de Neil Young ou gracieux sur « Everything Happens to Me ».

Songs for Swans, en somme, respire l’élégance.