Scènes

Des Rives & des Notes 2012 : le jazz et la pizza

Il y a des gens qui font du jazz comme d’autres font des pizzas. Sans passion mais avec méthode. Un disque de pâte, toujours le même. De la tomate ou de la crème, au choix, et par-dessus une garniture variable.


Il y a des gens qui font du jazz comme d’autres font des pizzas. Sans passion mais avec méthode. Un disque de pâte, toujours le même. De la tomate ou de la crème, au choix, et par-dessus une garniture variable. Conventionnelle ou audacieuse, voire délirante, suivant la demande du client. On propose, il dispose. La carte évolue au fil du temps : le client aime les crevettes-ananas-mozzarella ? On fait des crevettes-ananas-mozzarella, puisque ça se vend. Avec un peu de piment : ça relève, ça masque le manque d’inspiration.
Pour se différencier du lot, le pizzaiolo de quartier est tenté de proposer des spécialités qui marquent son identité propre. Je connais ainsi une sémillante Brésilienne dont la pizza jambon serrano-patates douces-lait de coco fait un tabac (je vous jure que je n’invente rien).

Chez Tigran Hamasyan, les spécialités sont à la mode arménienne. Comme les pizzas, sa musique suit un schéma immuable. Une introduction en dentelle modale, piano solo, ornée de mélismes orientaux et de joliesses en tout genre. Un break et voici le heavy metal. Tigran bastonne, et je n’ose pas vous dire ce que font les deux autres : contondant. Applaudissements, vivats. On peut terminer par un retour aux dentelles ; le piano se fait délicat (en comparaison), Nate Wood reprend les balais, la basse repart dans les aigus. Fin du morceau, tonnerre d’applaudissements.
On passe au morceau suivant. Dentelle arménienne, mélismes, mode mineur, break, baston, baston, baston, dentelle arménienne. Au troisième, on commence à se demander si tout le concert va être comme ça. Oui. Enfin non : à un moment il y a une valse. La crème à la place de la tomate ; pour le reste c’est pareil.

Tigran Hamasyan / Photo P.-E. Michel

Passons rapidement sur l’introduction d’un nouvel ingrédient de garniture : la voix de Tigran. Dispensable, surtout lorsqu’il la triture à coups de pédales de delay(age), l’octavie, la distord. Jetons de même un voile pudique sur une version quasi disco de « Someday My Prince Will Come » qui m’évoqua le Big Band de Minsk en vestes à brandebourgs, discoïsant la Marche turque de ce bon vieux Wolfgang A. sur une scène espagnole, il y a bien longtemps. L’un des plus beaux fous-rires musicaux qui m’aient été donnés.
Deux rappels, pas moins. Le piano [1] sonne faux : à force d’être matraqué, ou est-ce encore un effet électronique ? Pour le dernier morceau, on se passera de dentelle à la fin. On termine sur la baston, brut de décoffrage, la salle croule sous les applaudissements. Les gens raffolent des pizzas crevettes-ananas-mozza.

Pour être tout à fait juste avec Tigran Hamasyan, pour ne pas le ravaler sans autre forme de procès au rang de pizzaiolo sans imagination, il faudrait s’interroger sur le nombre impressionnant de concerts qu’il donne - jusqu’à 28 certains mois. Qui pourrait faire preuve de créativité dans cette succession quasi ininterrompue d’avions et de scènes ? Reste à savoir si cette spirale commerciale est une volonté sa part - auquel cas on nous permettra de lui crier « casse-cou ! » - ou si elle résulte d’une politique marketing qui tient plus du presse-citron que du management d’artiste.

Cela fait, nous pouvons maintenant parler de tout ce qu’il y avait de bien à Jazz à Oloron avant ce dernier concert du dimanche 8 juillet, réservé comme il se doit à la plus médiatique signature de l’affiche [2] .

Vais-je alors raconter Bojan Z, puisqu’il en a déjà été question en bas de page ? Nenni. Comme chaque année, l’un des concerts les plus intéressants du festival était programmé en même temps que la demi-finale du Tremplin, où j’ai l’honneur de représenter Citizen Jazz au sein du jury. Point de concert de Bojan Z pour moi donc - ni pour les concurrents du Tremplin, qui l’ont regretté aussi -, et point de compte rendu pour vous, c’est ainsi et c’est dommage…

Vendredi 6 juillet, Michel Benita Ethics

Pour ce concert, Michel Benita invitait, en remplacement du trompettiste Matthieu Michel, le saxophoniste britannique Andy Sheppard, que l’on avait déjà entendu à Oloron voici deux ans [3].
Ethics, cela sonne au premier abord comme une étiquette de commerce équitable. La référence n’est sans doute pas totalement étrangère au concept, qui confronte plusieurs esthétiques : la japonaise, personnifiée par Mieko Miyazaki et son koto, et différents courants musicaux européens allant de l’urbain (Philippe Garcia, qui sait faire de sa batterie parfois un instrument harmonique) à l’atmosphérique tendance ECM (Eivind Aarset et, ici, Andy Sheppard) en passant par le groove… et d’autres.

Michel Benita Quintet / Photo P.-E. Michel

Visuellement, le plateau est frappant : côté jardin, Eivind Aarset et sa longue tignasse presque blanche ; côté cour, sur un tatami, Mieko Miyazaki en costume traditionnel, cheveux de jais. « Auditivement », l’ensemble repose également sur les contrastes, autant d’ambiances et d’univers poétiques que de sonorités. Le duo qui ouvre le concert annonce la couleur : le son très particulier du koto, sec et mat, avec des attaques souvent âpres comme un Jerez sec, semble rechercher l’exact inverse de la contrebasse pour laquelle la rondeur est primordiale.
Plus loin, le chant de Miyazaki, passant de l’anglais au japonais puis au hurlement inarticulé, parcourt à lui seul, en quelques minutes, des modalités d’expression extrêmement divergentes. Effleuré au lieu d’être pincé, le koto sait rendre des torrents de notes liquides, et rappelle parfois la harpe celtique ou celles des Indiens Guarani ; certaines pentatoniques ont de faux-airs de musique irlandaise.
Le soprano de Sheppard se prend pour un oiseau pour le final, avant que l’ensemble ne parte dans un rock lourd. Le rappel, « Blue Jay Way », semble donner la clé du projet : l’inspirateur premier pourrait bien être George Harrison, musicien intègre et passionné par les échanges Orient-Occident.
Là où l’on pouvait craindre une énième injection « mode » de sonorités étrang(èr)es dans une musique occidentale pour salon chic, Ethics nous a finalement conviés à une non-élucidation des différences, exposées mais pas expliquées, laissant à chacun le soin de tisser avec sa propre sensibilité les fils qui donnent au concert son unité.

Samedi 7 juillet : Enrico Rava Quintet - Tribe

C’est la deuxième fois qu’Enrico Rava est programmé à Jazz à Oloron. La fois précédente, c’était pour la première édition, en 1981, l’année de l’élection de François Mitterrand [4]. Cette année 2012 a vu l’élection de François Hollande. Pour toute suggestion concernant la programmation 2017, veuillez vous adresser à la direction du festival

Ce soir, le quintet joue à quatre : Giovanni Guidi a manqué son avion. « Ça ne fait rien », dit Rava, « on a déjà joué ce répertoire en quartet ». Allons-y donc.
Pas de pizza ici, nous avons affaire à de fines lames. C’est parti pour un set dense, intense, sans temps mort entre les titres, presque sans annonce ni désannonce. Saluts à Miles, au gospel ; on entend l’écho de Chet Baker dans le lyrisme de Rava, dans son jeu legato, dans son goût pour les mélodies accrocheuses qu’il savoure sans jamais se perdre en sucreries.

Enrico Rava, Gianluca Petrella + Bojan Z / Photo P.-E. Michel

Très vite, on comprend que le fonctionnement du groupe tourne autour du duo que forment Rava, concentré, planté au milieu de la scène, auréolé de sa crinière argentée, et un Gianluca Petrella tout en noir et perpétuellement en mouvement, qui assume pleinement le rôle d’histrion traditionnellement dévolu au trombone, utilise toutes les sourdines possibles, fait du growl, joue sur les harmoniques, arpente la scène en long et en large, en fait des tonnes - toujours musicalement.
Les deux soufflants jouent en 3D : leur placement par rapport au micro introduit de l’espace dans leur musique, et ils parviennent par instants à nous rapporter des effluves de big bands, un ressouvenir de musiques de film, Nino Rota, Cotton Club…

Et voici qu’entre un invité. Bojan Zulfikarpašić, qui donnait son concert l’après-midi, apprenant que Giovanni Guidi était absent ce soir, a proposé ses services. Il rejoint donc le quartet pour ce qui commence comme une improvisation un peu incertaine, le temps que chacun prenne ses marques, le temps de saisir le langage des uns et de l’autre. Après quelques minutes, cela commence à « prendre ». Sur « I Loves You Porgy » que lance Rava - feutré, souple - Bojan Z nous présente un profil inattendu qui se prend un peu pour McCoy (le seul vrai : Tyner) avant de redevenir, dans l’improvisation, le Bojan que l’on connaît, chantant, véloce et limpide.
Puis ce sera « Poinciana », pour lequel Enrico Rava fera vocaliser le public. Pas de second rappel en dépit de l’insistance de la salle : le groupe joue le lendemain à Rome, départ d’Oloron à cinq heures du matin.

Et le Tremplin, alors ?

On l’a dit, Citizen Jazz participe depuis maintenant quatre éditions au Tremplin de Jazz à Oloron / Des Rives & des Notes. Nous y avons découvert ces dernières années un lot de talents qui, pour la plupart, n’ont pas tardé à tenir leurs promesses, d’Agathe Vitteau au Roberto Negro Trio, des Lunatic Toys à Cataclysm Box ou PJ5.

Conditions difficiles cette année - plus, m’a-t-il semblé, que les précédentes - pour les concurrents : certains ont dû jouer alors que se poursuivaient les siestes musicales sur la pelouse voisine, ou dans le brouhaha de conversations dignes d’une troisième mi-temps à l’autre bout du chapiteau, là où se tient la buvette… Matthias, le bénévole qui assure chaque année le son du « off » et du tremplin, a beau être un fin technicien, il y a des choses qu’il ne peut corriger depuis sa console.

Deux groupes se sont clairement détachés du lot cette année, chacun à leur façon.

orTie, duo rhônalpin, a frappé très fort pour son premier passage, en demi-finale. Une proposition audacieuse, confrontation d’une clarinettiste virtuose au jeu charnu, Elodie Pasquier, et d’un pianiste trublion, Grégoire Gensse, qu’on imagine au cornet de poche tant sa filiation est manifestement à rechercher du côté de Médéric Collignon. Ces gens-là ne font pas de la musique, encore moins des pizzas. Ils respirent la musique, ils vivent la musique, et le font ensemble. Plus encore dans l’adversité, concurrencés par la bossa-nova miteuse que vomissait un ampli voisin et hostile. Leur duo, qui donne une très grande place à l’improvisation, n’en laisse aucune à la médiocrité : du très haut vol.
Comment ont-ils pu voir leur échapper le premier prix en finale [5] ? Simplement en donnant, le lendemain, un set qui n’était « que » très bon, alors que celui de la veille était exceptionnel ; et dans le même temps…

Les lauréats du Tremplin et deux membres du jury / Photo P.-E. Michel

Dans le même temps, Les Métropolitains, quintette méridional formé autour du trompettiste Guillaume Gardey de Soos, qui officie dans un répertoire de facture plus classique à haute teneur en groove, est passé d’un bon set à un très très bon, marqué par une grande cohésion de groupe, un gros son et un plaisir manifeste à jouer qui s’est avéré efficace et communicatif.
De quoi mettre dans sa poche une forte majorité des membres du jury.

En guise d’au revoir…

Je ne voudrais pas terminer ce récit sans évoquer l’image la plus inattendue et la plus attendrissante de ce festival.
Bojan Z était venu à Oloron en famille, comme souvent lorsque ses enfants sont en vacances.
A la fin de son concert (c’est la coutume à Oloron), les organisateurs lui ont fait apporter des fleurs sur scène. Laissons-le raconter lui-même la scène :
« J’ai vu s’avancer un bouquet de fleurs avec deux petites jambes, à hauteur d’enfant. J’étais surpris : je ne m’attendais pas à ce qu’on m’offre des fleurs. Et quand j’ai pris le bouquet, derrière, j’ai découvert… ma fille. Ils avaient comploté pendant la balance et avaient gardé le secret jusque-là. »

Jazz à Oloron, c’est cela : pas seulement une série de concerts, mais aussi des organisateurs capables d’un geste aussi humain et amical. Que les dieux du jazz leur gardent longtemps cette chaleureuse simplicité.


Palmarès du Tremplin :

Vainqueur du Tremplin et Prix spécial Espace Culturel Leclerc : Les Métropolitains.
Ils seront donc programmés pour la prochaine édition du festival « In » en 2013.

Deuxième prix, prix du public et Coup de Cœur des Vignerons de Jurançon : orTie.
Le duo jouera donc en 2013 sur le « Off », et à Lacommande (Route des Vins de Jurançon).

Prix du meilleur soliste : Elodie Pasquier, du duo orTie.

par Diane Gastellu // Publié le 29 octobre 2012
P.-S. :

Les photographies qui illustrent cet article sont du photographe oloronnais Pierre-Emmanuel Michel que nous remercions vivement.

[1Un grand Steinway, s’il vous plaît, M. Hamasyan ne joue pas à moins. Bojan Z, lui, n’en avait pas demandé autant pour donner une musique d’un tout autre intérêt.

[2Précisons que nous étions présents seulement du vendredi 6 au dimanche 8.

[3Michel Benita a collaboré avec Andy Sheppard voici quelques années sur l’album Melody Gainsbourg et tous deux se retrouvent depuis peu au sein du Trio Libero avec Sebastian Rochford.

[4En 1981, l’affiche du festival avait été réalisée par le dessinateur Moebius, disparu cette année… étranges boucles de temps.

[5orTie a en revanche remporté à l’unanimité du jury le prix Révélation Emergence 2012 du tremplin Jazz(s)RA.