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Edition du 15 avril 2024 // Citizenjazz.com / ISSN 2102-5487

Les dépêches

Disparition de Byard Lancaster

Ce n’était pas le plus connu des saxophonistes de sa génération ; pourtant, c’est un de ceux qui la résumaient le mieux. Byard Lancaster est mort.

Soixante-dix ans, ce n’est pas si vieux. On pouvait attendre dix ou quinze années d’activité pour ce musicien qui, il y a peu, jouait encore quotidiennement sur les trottoirs de Philadelphie ou dans les couloirs de son métro. Couloirs dont la régie de transports locale l’a d’ailleurs délogé à plusieurs reprises, jusqu’à l’envoyer en prison à force de porter plainte, puis d’être obligée, ayant perdu son procès, de le laisser jouer, et même de le dédommager à hauteur de quelque trente-trois mille dollars.

Cette figure insoumise de Philadelphie, ville où il était né et a fini par mourir, aura pas mal bourlingué. Le temps d’apprivoiser le saxophone qu’une mère inspirée lui mit au bec dès ses cinq ans, et de se faire d’excellentes fréquentations en la personne du pianiste Kenny Barron ou du batteur J.R. Mitchell, il part pour New York, joue avec Sonny Sharrock, Bill Dixon ou Sunny Murray. À la fin des années 60 il est plongé dans le bain bouillonnant du free jazz, jouant chez les uns et les autres en toute indépendance, au sein du collectif informel qu’on appellera peu de temps après la « scène Loft » quand Sam Rivers en deviendra le cœur et la tête.

C’est aussi l’époque de son premier disque sous son nom : It’s Not Up to Us, en 1968. En compagnie du camarade Sharrock à la guitare et de Jerome Hunter et Eric Gravatt, flûte et sax eux aussi originaires de Philadelphie, il ébauche les plans de sa recherche musicale sur les bases d’une fureur improvisatrice free souvent mâtinée de penchants mystiques (comme chez Sun Ra – pour lequel il jouera parfois -, Pharoah Sanders ou Albert Ayler, par exemple) auxquels se mêlent les scansions moites et dansantes du funk. Une musique poussée dans des intensités incantatoires par la répétition des thèmes ou le fracas des dissonances, empreinte de spiritualisme et résolument tournée vers l’ailleurs (notamment l’Afrique et l’Orient).

Vient alors le temps des voyages, presque le temps d’une vie. Paris, d’abord, puis la Belgique, pour quelques concerts et participations aux disques du label de Jef Gilson, Palm. De fréquents retours à Philadelphie pour y accompagner le funk du collectif Sound of Liberation avec le vibraphoniste Khan Jamal, quelques détours par Chicago pour jouer du blues avec Johnny Copeland, ou par New York, le temps de participer aux agapes des amis du Loft à l’époque de leur acmé créatrice. De longs séjours au Nigeria pour y enseigner la musique et en profiter pour souffler aux côtés de Fela Kuti. Une escapade jamaïcaine au service du chanteur de reggae Big Youth. Son avant-dernier album, A Heavenly Sweetness, c’est dans le XVè arrondissement de Paris qu’il l’enregistre, en compagnie des musiciens créoles Georges-Edouard Nouel et Roger Raspail.

Le jazz sous ses formes free et expérimentales, le funk, la soul, les musiques antillaises, l’afro-beat, le reggae, à peu près tous les aspects empruntés par la musique dite noire lors de ces cinquante dernières années… Byard Lancaster les aura tous abordés. C’était un musicien-continent un peu à l’image symétrique de son ami et aîné de quelques mois Cedric Im Brooks, saxophoniste jamaïcain venu, lui, du reggae pour flirter aussi avec la musique nigériane et l’Arkestra de Sun Ra.

Mais si vaste que soit le continent noir, il restait trop petit pour cet homme tendu vers l’universalisme qui projetait, pour son prochain disque, de faire sonner ensemble « la Chine, l’Inde, l’Amérique du Sud, Puerto Rico, la Jamaïque, Trinidad, l’Allemagne, l’Angleterre et le rap de North Philly.”

On ne l’écoutera jamais assez, et on le déplore - comme on pleure la disparition de cet inspiré pèlerin qui, passé un peu à côté de la notoriété, méritait bien quelque éloge.