Tribune

Disparition de Sam Rivers


Sam Rivers nous a quitté le 26 décembre 2011. Evocation de sa carrière, de sa musique, de ses œuvres.

SAM RIVERS (1923 – 2011)

Pour situer Sam Rivers (ts, ss, piano, fl, b-cl, arrangements, composition) dans l’histoire du jazz, il importe d’abord de relever son année de naissance (1923), et l’année de ses grands débuts sur disque (Fuchsia Swing Song, Blue Note, 1964), soit à l’âge de 41 ans !!! Avant, pas de trace discographique significative, et l’on sait peu de choses sur son activité de musicien avant le début des années 60, sinon qu’il pouvait faire le « métier » auprès de qui avait besoin de lui, bluesman ou jazzman. Coltrane était son cadet de trois ans, tout comme Miles Davis d’ailleurs, Rollins est né sept ans plus tard que lui, Griffin lui rendait cinq ans, Hank Mobley sept, et ne parlons pas de Joe Henderson (qui a sans doute été influencé par lui), né en 1937 ! Wayne Shorter est de 1933, Ornette de 1930, et seul Dexter Gordon, né la même année que lui, était son aîné de quelques mois.

Voilà donc un musicien qui, non seulement a vécu et travaillé longtemps, mais encore a donné ses premiers chefs-d’œuvre à un âge avancé - contrairement à la plupart de ses collègues - et a été le contemporain de musiciens qui ont participé à la révolution du be-bop. Charlie Parker n’était son aîné que de trois ans…

Sam Rivers © Philippe Méziat

Dans un concert enregistré à Hambourg en 1984, Max Roach (né en 1924) accueille Sam Rivers avec le plus grand respect, et se dit enchanté de pouvoir enfin jouer avec lui. Il rappelle qu’au détour des années 60, c’est Sam Rivers qui a introduit Tony Williams dans le circuit et que ce très jeune batteur, qui faisait alors l’admiration générale, l’a toujours désigné comme son mentor. Il avait en effet treize ans quand Rivers l’a intégré dans son quartet ! Largement contemporain des musiciens bop et hard-bop, Sam Rivers a cependant laissé l’image d’un des grands apôtres du free jazz, et ce n’est pas le moindre paradoxe de sa carrière que de le voir ainsi incarner l’une des dernières grandes « révolutions » du jazz alors que son âge le situait plutôt dans la génération d’avant.

Dans les notes de pochette de Culmination (avec le « Rivbea All-Star Orchestra », 1989), Sam Rivers déclare que ses premiers essais d’arrangeur datent de 1957, sur des standards de jazz, et qu’ensuite, il s’est essentiellement voué à la composition. C’est donc peut-être par défaut, ou parce que sa façon de jouer était trop en avance sur son temps, qu’il a commencé sa vie d’instrumentiste si tard, en ayant toujours en tête, quand même, l’écriture et la composition.

Grand, d’apparence plutôt ascétique, visage buriné, souvent couvert d’un chapeau à larges bords, Sam Rivers (que j’ai entendu en direct en 1977 dans le cadre du festival Sigma à Bordeaux) était d’un abord facile et agréable. Je me souviens d’avoir passé deux heures avec lui, Dave Holland et Barry Altschul, pendant la balance de leur concert à Sigma ; mon dernier fils (4 ans) m’accompagnait et j’ai quelque part (mais où ?) des photos où Sam Rivers parle avec lui !

Aller à la rencontre de sa musique, de sa manière, c’est d’abord l’écouter sur le morceau qui donne son titre à son premier disque chez Blue Note, en 1964, « Fuchsia Swing Song ». Volubile, à la fois tendre dans le son mais susceptible de détours rageurs, adepte des grands écarts mélodiques, il se fraie un chemin qui ne doit rien aux grands ténors de l’époque, pas même à Coltrane qui, dans ces années-là, est au fond bien plus sage, en tous cas plus prévisible. Il faut dire que Tony Williams apporte un « drive » à tirer quiconque de sa somnolence… Pourquoi Miles Davis n’a-t-il pas prolongé, en cette même année 1964, sa collaboration avec Sam Rivers, dont on trouve trace sur le live à Tokyo et qui lui aurait conseillé d’engager le jeune batteur ? On a dit que Sam Rivers était trop « free »… Je ne crois pas à cette interprétation, mais je n’ai rien d’autre à proposer, sinon que sa façon de jouer et sa manière d’écrire ne s’intègrent pas bien avec les ambiances modales recherchées par Miles dans ces années-là.

Sam Rivers a donc enregistré quatre albums chez Blue Note entre 1964 et 1967 (réunis dans un coffret Mosaic), et participé à nombre de séances du label aux côtés de Tony Williams, Andrew Hill, Larry Young ou Bobby Hutcherson. En 1969, il s’est produit avec Cecil Taylor aux côtés de Jimmy Lyons (as) aux Nuits de la Fondation Maeght. Deux ans plus tard (en 1971) il amerce une collaboration avec le label Impulse !, souvent en trio avec contrebasse et batterie, et côtoie régulièrement Barry Altschul à partir de 1973. En 1976 commence un dialogue avec Dave Holland, puis vient l’époque de l’enregistrement des « Wildflowers » dans le studio qu’il a fondé avec son épouse, le « Rivbea ». C’est l’époque dite des lofts.

Son « Tuba Trio » avec Joe Daley et Warren Smith se produit régulièrement en Europe (au « Bimhuis » d’Amsterdam en particulier), cependant qu’il continue de jouer avec Holland et Altschul. L’Europe devient un de ses lieux de production privilégiés, et il enregistre en France pour les labels « Fluid » et « Blue Marge » (Futura). Relativement absent des scènes dans les années 80, il fait un retour remarqué à partir du milieu des années 90 en enregistrant pour le label de Jean Rochard « nato », mais aussi pour « Rivbea » et FMP, avant d’être désigné comme le grand ancêtre de la génération de Steve Coleman et Greg Osby. Il enregistre alors pour BMG avec son « Rivbea All-Star Orchestra ». Mais c’est en 2008 et 2009 qu’il réalise son plus ancien rêve, avec des musiciens de la côte Ouest et un nouveau « Rivbea Orchestra » : faire jouer ses compositions et arrangements, qui parfois datent de plus de 50 ans. Fort heureusement, le résultat de ce travail a été publié sous forme d’un triple CD « Mosaic Select », en édition limitée. Son activité musicale s’est poursuivie jusqu’à une date récente. Il nous a quittés le 26 décembre 2011.