Portrait

E.S.T. : une bouffée d’air frais

Esbörn Svensson, pianiste pop-star !


Dans une époque de confusion et de médiocrité créative, un trio de musicien suédois prouve, depuis plus de dix ans, qu’il est possible d’assurer un véritable parcours individuel et engagé grâce à une combinaison de piano jazz, de rock instrumental et (pourquoi pas) une touche d’éclectisme nord-européen.



De notre collègue espagnol Michel Rolland, de Cuadernos de Jazz, dans le cadre du partenariat Eurojazznet.

Traduction Matthieu Jouan

Ce sont le pianiste Esbjörn Svensson, le bassiste Dan Berglund et le batteur percussionniste Magnus Öström. Soit EST (qui, comme vous l’avez deviné, n’est rien d’autre que la contraction de Esbjörn Svensson Trio). Et si ce nom vous dit quelque chose, mais que vous ne savez plus trop quoi exactement, il est temps de faire de la place pour leurs disques dans votre discothèque… Ils sont certainement l’un des meilleurs (sinon le meilleur) trios de piano contemporain travaillant et vivant sur le Vieux Continent.
Avec la sortie, l’année passée, de Good Morning Susie Soho (ACT), leur sixième album pour le label suédois Superstudio GUL – un label plutôt rock qui soutient ce trio depuis ses premiers pas -, EST a une nouvelle fois plongé, tête la première, dans l’exploration d’un univers musical qui ne fait pas partie du conventionnel « Top 40 jazz ». Ce disque représente un nouvel épisode de l’histoire qu’ils écrivent depuis des années, au cours desquelles le pianiste Svensson a également participé activement au group Funk Unit (dirigé d’une main de maître par son compatriote tromboniste Nils Landgren – avec lequel il a par ailleurs réalisé quelques disques de traditionnels suédois adaptés pour piano et trombone). Cette collaboration au Funk Unit est l’un des meilleurs exemples du talent du pianiste lorsqu’il est au clavier électrique.

Est a toujours assumé son style inspiré de la pop et n’a donc pas à rougir de l’incorporation de rythmes programmés ou d’atmosphères synthétiques, qui dépassent rarement le cadre de quelques effets de pédale wha-wha pour la basse ou de légères distorsions métalliques sur la batterie. Öström aime bien, d’ailleurs, tendre des pièges à l’auditeur, ajoutant des effets acoustiques là où il semble y avoir une intervention électronique. Il me semble pourtant que c’est précisément cet éclectisme qui les a placé parmi les meilleurs trios de piano qui ont récemment émergé sur la scène jazz européenne. Ils ont une personnalité forte et originale : une voix propre à un minimalisme intime et une précision rapide pour les mélodies et les airs obsédants.

Né en 1964, Svensson respire la jeunesse et une certaine naïveté. Il flotte comme un intense parfum de pop dans tout ce que fait ce groupe… Des photos de studio au clip vidéo (une rareté luxueuse pour un groupe de jazz) accompagnent chacun de leurs nouveaux albums, en passant par leur mode vestimentaire…Il y a peu, Svensson, bandana autour du front, ressemblait fortement au guitariste rebelle The Edge, du groupe irlandais de pop-rock U2 ! Mais ne nous y trompons pas, avoir le sens de l’humour et de l’autodérision n’est pas si mauvais, surtout dans le milieu du jazz où les musiciens arborent souvent costumes et cravates, bien trop attachés à leur statut « d’artiste sérieux » !
Sur le plan musical, par contre, le pianiste suédois se comporte comme un artiste intelligent qui préfère jouer sans truc, sans virtuosité (bien qu’il soit capable d’embraser le clavier dans un feu d’artifice).
Son imaginaire est alimenté par un hédonisme total et le seul contrôle de son esprit (en tant qu’esprit libre et non soumis à dictature) et transparaît dans le langage musical qu’il a (après tout) choisi : le jazz instrumental. Et, bien que le répertoire du trio soit essentiellement le fruit de ses compositions, Svensson a toujours mis en valeur le travail de trio par l’usage de l’espace, plus à la façon d’un groupe de rock (encore !) qu’un trio jazz, en évitant justement les structures classiques (solo de piano, puis solo de batterie ou de basse). Les improvisations ont vraiment lieu au cœur des chansons et sont le fruit de Svensson (un autre bonheur pour ceux d’entre nous qui s’ennuient souvent lors des soli de basse ou de batterie). Leur grammaire musicale est celle d’un dialogue à six-mains, où personne n’est vraiment leader.
Cependant, ce choix n’est pas simple à assumer. Comment combiner la poésie d’une ballade Jarrettienne au swing littéralement grunge dont fait montre EST dans les tempos rapides ? La plupart du temps le secret tient en l’absence de volume sonore, en lignes écrites en minuscules, en improvisations très humbles (peu profondes ?) et en un talent spécifique qui consiste à organiser les thèmes de l’album comme formant un tout, une seule séquence. Il n’est donc pas étonnant que leur travail de studio soit dominé par une sorte de thématique générale. Prenons par exemple Semblance Suite in Three or Four Movements, que comprend Winter in Venice de 1997 : la première pièce d’une œuvre, qui mérite d’être plus entendue, par un compositeur qui, finalement se cache plus qu’il ne se montre derrière les lettres EST.