Chronique

East-West Trio

The Shanghai Session

Didier Petit (cello, voc), Xu Fengxia (guzheng, sanxian, voc), Sylvain Kassap (cl, chalumeau)

Label / Distribution : In Situ/Orkhêstra

Montez le son. Montez le son, je vous dis : cette musique ne s’écoute pas du bout des oreilles. Elle s’écoute comme si vous étiez au premier rang, nez à nez avec la clarinette, les pieds coincés contre la scène.

Qui plus est, le son est en 3D. Pas de lunettes spéciales mais une prise de son et une mastérisation intelligentes qui mettent en valeur les reliefs sonores, pour peu que vous lui prêtiez l’oreille. Ah oui, ça voyage.

Ça voyage et pourtant, même si les titres comme « Carte postale » ou « Mademoiselle du Henan » jouent avec l’idée de l’exotisme, le propos est tout autre. A l’instar de Teodorico Pedrini qui, missionné au XVIIIe siècle par le pape Clément XI pour évangéliser l’empereur de Chine, mit dix ans à rejoindre sa destination et passa les trente-cinq dernières années de sa vie à Pékin en qualité de facteur d’orgues, les membres du East-West Trio ne bourlinguent pas en touristes : le but du voyage, c’est le voyage lui-même, ou la rencontre.

Une Chinoise et deux Français dont l’un partiellement slave, tous trois familiers des ailleurs les plus divers - qu’il s’agisse de l’astrophysique pour Didier Petit, des musiques ethniques pour Sylvain Kassap, de l’improvisation occidentale pour Xu Fengxia - semblent mettre en musique le propos de Tzvetan Todorov [1] : c’est par le contact de l’autre que je découvre ce qui me constitue. Et en tirent une utopie musicale : cette découverte, qui n’est pas mutuelle mais personnelle dans l’échange, se fait dans une égalité scrupuleuse, sans position surplombante, et à travers des détours inattendus : « Snake raga », par exemple, me paraît faire référence aux rituels amérindiens, « On The Tradition » dresse des ponts entre Afrique australe et Asie centrale via Rahsaan Roland Kirk, et « West », avec son riff de clarinette basse qui souligne et propulse le chant et le guzheng, est un défi à la géolocalisation.

La musique, me direz-vous ? Elle ressemble à quoi, la musique ? A la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ? A de la fusion ? A rien ?

Elle ressemble à ses constituants : libre et franche du collier. A un itinéraire sans but. A onze poèmes en prose ou en vers libres, à lire dans le livret sous la signature d’Hervé Péjaudier, en français, en anglais, en chinois. Aux fragments d’un discours amoureux (de la vie, des klaxons, des conversations qui passent…), à un coffret rouge laque renfermant des douceurs qui piquent la langue et de suaves condiments. La matité du guzheng, la résonance du violoncelle, les infinies métamorphoses des clarinettes - souffle, nasillement, rondeur - se marient et se démarient. Il y a des choses qui se dansent, des chants poignants, des mélodies sinueuses, des piaillements de mouettes.

Sur le DVD 36 Strings qui accompagne l’enregistrement, Pedrini joue les intervieweurs et pose des questions d’homme de son temps à des musiciens du nôtre, les membres d’une autre formation : un « quatuor à cordes » formé de Didier Petit et Xu Fengxia plus Peter Scherr à la contrebasse et Wu Na au guqin. Extraits de concerts et de répétitions, entretiens avec chacun des musiciens : on approche un peu ici la machine humaine improvisatrice et ses ressorts.

par Diane Gastellu // Publié le 26 mai 2014

[1Qui a théorisé la rencontre de l’autre comme découverte de soi, et ce à travers plusieurs ouvrages, notamment La Conquête de l’Amérique : la question de l’autre (1982) et de Nous et les autres (1989)