Tribune

Elton Dean (1945-2006)

Elton Dean s’est éteint dans un hôpital londonien dans la nuit du 7 au 8 février. Nous n’entendrons plus désormais que sur disque la sonorité si particulière de son saxello.


Elton Dean (1945-2006)

Elton Dean s’est éteint dans un hôpital londonien dans la nuit du 7 au 8 février. Nous n’entendrons plus désormais que sur disque la sonorité si particulière de son saxello. La profusion de la discographie du saxophoniste anglais ne suffira hélas pas à rendre plus supportable ou acceptable sa disparition à peine franchi le cap de la soixantaine. Au-delà de ses nombreux amis et admirateurs, qui pleureront l’homme, discret mais jovial, c’est le jazz anglais qui voit disparaître l’une de ses figures de proue, l’un des musiciens qui auront contribué à lui donner une existence dans l’inconscient collectif des mélomanes ; et c’est la musique, tout court, qui perd un serviteur aussi dévoué que talentueux.

Pour beaucoup, Elton Dean restera associé avant tout à l’aventure Soft Machine, emblématique d’une époque où jazz et rock tentèrent d’unir leurs forces sans arrières-pensées. Un œcuménisme stylistique encore embryonnaire, certes, mais dont l’importance pionnière dans l’épopée de la « fusion » ne saurait être mésestimée. Qu’Elton Dean se soit retrouvé aux avant-postes de ces expériences ne devait rien au hasard. Celui qui, jusqu’à l’âge de 25 ans, ne se « croyait pas assez bon pour jouer du jazz », préférant se faire la main dans la section de cuivres d’un groupe de rhythm’n’blues, Bluesology (dont l’organiste, ayant décidé de tenter sa chance comme chanteur, lui emprunta au passage son prénom, adoptant le pseudonyme d’Elton John), n’était pas de ces jazzmen « puristes » ou condescendants à l’encontre des rythmes binaires. Au contraire de beaucoup de ses contemporains, son incursion dans ce que l’on appela « jazz-rock » n’avait rien d’opportuniste. Tout au long de sa carrière, il ne cessera jamais d’alterner jazz acoustique, tendant souvent vers le free, et électrique.

Elton Dean © H. Collon

C’est aux côtés d’un autre inclassable, autre figure du jazz anglais, le pianiste Keith Tippett, qu’Elton Dean fait ses véritables débuts de jazzman à la toute fin des années 60. (Un Tippett qui, lui aussi, n’hésitera pas à s’aventurer hors du jazz, comme en témoignera sa participation à plusieurs albums de King Crimson, et surtout son propre projet Centipede, grand ensemble réunissant musiciens de jazz, de rock et de classique.) Chez Tippett, Dean joue en section avec le trompettiste Marc Charig et le tromboniste Nick Evans. C’est après les avoir entendus dans un festival que Robert Wyatt, le batteur-chanteur de Soft Machine, suggèrera à ses collègues d’intégrer au groupe cette même section. Cette expérience en septette sera de courte durée, mais entérinera définitivement le virage de la « Machine Molle » vers des contrées plus jazz. Après deux réductions d’effectif, Elton Dean se retrouve seul « cuivre », et principal soliste, du quatuor, qui réunit alors quatre musiciens dotés chacun d’une personnalité et d’un son uniques : Robert Wyatt, donc, à la batterie et (de moins en moins, hélas) au chant ; Hugh Hopper à la basse électrique ; Mike Ratledge au piano électrique et à l’orgue saturé (qui va s’imposer comme le son caractéristique de ce qu’on appellera l’école de Canterbury, en référence à la ville d’origine des fondateurs du groupe) ; et donc Elton Dean, qui alterne saxophone alto et saxello, variante (au pavillon recourbé) peu usitée du soprano, dont il saura faire le vecteur idéal de ses envolées lyriques.

Pendant les presque trois années que durera son séjour dans Soft Machine, Elton Dean jouera un rôle moteur dans l’intégration à sa musique des potentialités propres au jazz. Envisagée dans un premier temps du seul point de vue de l’orchestration par un groupe encore assimilable au courant « progressif », puisant son originalité dans l’utilisation des mesures composées et de structures complexes, celle-ci va prendre au fil des mois une tournure plus « organique », jusqu’à atteindre cet état de grâce rare et miraculeux, lorsque les individualités se fondent de manière indissociable dans une seule et même voix collective. Il durera le temps de deux albums-phares, Third (1970) et son jazz planant à la croisée de Coltrane et Terry Riley, puis Fourth (1971) où le quatuor va successivement au bout des différentes options qui s’offrent à lui (structuration et déstructuration extrêmes) pour finalement les synthétiser avec brio dans une sorte d’élasticité contrôlée, nourrie de la malléabilité remarquable du matériau musical proposé et de l’osmose qui unit les musiciens aux aspirations antagonistes mais complémentaires. Ce bel édifice, hélas, ne résistera pas à la dégradation des relations personnelles au sein du groupe, et le départ (forcé) de Wyatt marquera le début d’une désagrégation inéluctable. La tentative d’Elton Dean d’entraîner le groupe vers un free-jazz électrique de plus en plus minimaliste se révèlera une impasse, soldée par son départ au lendemain de l’album Fifth (1972).

Elton Dean/Hugh Hopper © P. Audoux

Entre-temps, le saxophoniste a publié un premier album solo (éponyme) d’obédience plutôt free : il va constituer la base de travail de son premier groupe post-Soft Machine, Just Us, dont les trois années d’existence seront hélas difficiles : pas assez de concerts (une résidence au Ronnie Scott’s en première partie de Weather Report tourne court) et, surtout, pas de disque. Dean sera plus chanceux avec sa formation suivante, le bien nommé Ninesense, aux allures de revival du Keith Tippett Group, dont on retrouve le leader-pianiste et la fameuse section de cuivres, désormais dédoublée. Ce nonette durera jusqu’au début des années 80, publiant deux très beaux albums (hélas jamais réédités en CD, comme beaucoup d’autres disques du saxophoniste du reste), révélant au passage un talent certain pour la composition (on lui doit notamment quelques superbes ballades). S’il renoue là avec le jazz acoustique (on le retrouvera aussi au sein du Brotherhood Of Breath de Chris McGregor), il n’en délaisse pas pour autant les contextes électriques : un bref séjour (non documenté sur disque) chez les Hollandais de Supersister, très influencés par Soft Machine, en 1974, et les retrouvailles avec Hugh Hopper en 1978 pour Soft Head, premier d’une longue série de groupes aux effectifs proches - Soft Heap, Equip’Out du batteur Pip Pyle (avec, déjà Sophia Domancich), In Cahoots du guitariste Phil Miller - qui témoignent de l’évolution généralisée de l’école de Canterbury vers des formes de jazz un peu plus conventionnelles.

La fin des années 70 voit aussi la première apparition d’une dénomination appelée à devenir récurrente : « EDQ », pour « Elton Dean Quartet » ou « Quintet ». S’y succèderont au fil des années les pianistes Keith Tippett, Howard Riley ou Alex Maguire, les bassistes Chris Laurence, Harry Miller, Marcio Mattos ou Paul Rogers ; les batteurs Louis Moholo, Liam Genockey, Tony Levin ou Mark Sanders ; les cuivres Harry Beckett, Nick Evans ou Paul Rutherford… Une permanence dont sa discographie, soumise aux aléas de l’industrie du disque jazz, témoignera imparfaitement dans les années 80 (Dean en sera réduit un moment à créer sa propre structure d’édition de cassettes, ED Tapes), beaucoup plus généreusement dans la décennie suivante grâce à l’apparition de divers labels dévoués plus ou moins exclusivement à la scène de Canterbury (Voiceprint, Cuneiform, MoonJune, Hux) et qui, venant s’ajouter à la survivance de quelques labels historiques du jazz anglais (Ogun, Slam), permettront au saxophoniste d’affirmer une prolixité discographique sans précédent dans sa carrière.

Elton Dean © H. Collon

Sans avoir renié ses années Soft Machine, tout en se désolant que celles-ci fassent de l’ombre à ses autres expériences musicales, Elton Dean ne s’était pas montré, jusqu’à ces dernières années, particulièrement désireux de se frotter à nouveau au répertoire de ce groupe. Plusieurs initiatives vont pourtant l’y amener : un concert en 1999 avec Keith Tippett et l’ancienne section rythmique des Soft, Hugh Hopper et John Marshall, se prolongera sous la forme de SoftWorks (avec Hopper, Marshall et le guitariste Allan Holdsworth) en 2002, puis Soft Machine Legacy (avec John Etheridge en remplacement d’Holdsworth) en 2004. Mais les « standards » du groupe y restent minoritaires, contrairement à un autre projet, PolySoft, lancé en 1998 par le collectif français Polysons, revisitant les moments forts du Soft Machine de Volume Two à Six. Au départ, seul Hugh Hopper se prête à l’expérience, mais Elton Dean s’y intègre à son tour en 2002, comme en témoigne un magnifique album enregistré au Triton, salle de concerts parisienne dont Dean était devenu un habitué.

L’année 2006 s’annonçait particulièrement chargée pour Elton Dean, avec la sortie d’un album studio (enregistré à Londres en septembre dernier) et d’un DVD (filmé au New Morning en décembre) de Soft Machine Legacy, prétextes à de nouvelles tournées du quatuor, et l’enregistrement d’un second album de Soft Bounds, autre dérivé « softmachinien » où Dean et Hugh Hopper côtoyaient les Français Simon Goubert et Sophia Domancich. Sans oublier, sur le front des archives, un combiné CD/DVD de Soft Machine intitulé Grides (parution en mai prochain chez Cuneiform Records), enregistré en 1970/71 aux Pays-Bas et en Allemagne. En 2004, Elton Dean avait publié successivement, sur le label Hux, un album de jazz « ambient », Sea Of Infinity, et un duo improvisé avec Sophia Domancich, Avant.